dimanche 22 novembre 2015

Ceux dont on parle.

Le peintre Steinlen.


M. Steinlen est né à Lausanne en 1859. Il ne paraît pas avoir montré dans sa jeunesse un goût très vif pour l'étude. On le voyait toujours avec un crayon à la main, mais ce crayon ne lui servait qu'à orner de dessins et de caricatures les pages de ses cahiers. Les marges même de ses livres en étaient couvertes.
Il adorait déjà les animaux. Il élevait des chenilles, il rapportait au logis familial des lézards, des couleuvres, voire des chouettes, ou bien il allait flâner des matinées entières dans les bois, écoutant les ramiers et les fauvettes.
Il prépara pendant quelque temps son baccalauréat, mais à dix-sept ans, il quitta le collège et se rendit à Mulhouse, chez l'un de ses oncles, qui ne lui parla pas d'études et chez qui il put dessiner tout à son aise. C'est vers la fin de 1881, comme il l'a raconté lui-même, que M. Steinlen arriva à Paris avec vingt-quatre francs en poche, et vingt-deux ans d'âge.
Contrairement à ce qu'il avait cru, peut-être, son arrivée ne fit aucun bruit. Aucun journal ne lui demanda des dessins, aucune dame du monde ne lui commanda son portrait. Ce furent des temps durs, mais l'énergie et la persévérance du jeune artiste eurent raison des difficultés.
Il fit pour vivre des dessins industriels et, peu à peu, se créa des relations et des amis.
Au Chat-Noir, où il allait quelque fois, il fit la connaissance de Bruant dont il devint bientôt l'ami. Deux recueils de chansons de Bruant: Dans la rue et Sur la route ont été illustrés par Steinlen. C'est dans le journal le Chat noir qu'il publia ses premiers dessins. Ce titre était symbolique: Steinlen, je l'ai dit, adorait les bêtes et l'on sait que les chats en particulier lui ont fourni un nombre incalculable de dessins pittoresques et saisissants de vérité.




Steinlen ne s'en est pas tenu au dessin; il a exécuté des animaux en plâtre et, bien entendu, des chats. Il y en a un entre autres, un pauvre chat efflanqué, mourant, qui ferait pité même à une souris.
En 1903, Steinlen avait loué une boutique, place Saint-Georges, pour y exposer ses œuvres: on voyait là une centaine de peintures exécutées de 1883 à 1903, des affiches, des dessins, des croquis nombreux et deux grandes décorations murales en céramique. Il y avait aussi les originaux des illustrations qu'il avait faite pour un grand nombre d'ouvrages: L'affaire Crainquebille, Les Soliloques du pauvre, le Roman incohérent, l'entrée du Clown, le Train de 8h47 etc.
Cet artiste fécond est d'une famille où l'on cultive les arts de père en fils. L'ancêtre fut Christian Gottliet (dit Théophile) Steinlen, né à Stuttgard en 1779, mort en 1847 à Vevey: c'était un dessinateur et un aquarelliste extrêmement consciencieux. Ses paysages avaient l'exactitude des plans qu'on trouve dans les guides de voyage. Il eut dix enfants, dont neuf fils. Le deuxième vit encore: il a quatre-vingt-trois ans. C'est un gros industriel de Mulhouse.
Un des fils de Théophile Steinlen, Samuel Steinlen, fut le père du dessinateur parisien. Lui-même maniait le pinceau avec habileté, ainsi que plusieurs de ses frères. Une exposition fut récemment consacrée à Mulhouse aux œuvres de tous les artistes de valeur que la famille Steinlen a produit.
Ces familles appartiennent à l'ancienne école: ils s'efforçaient de rendre les beaux spectacles qu'ils avaient sous les yeux. M. Alexandre Steinlen procède d'une autre manière. Ce qu'il trouve intéressant, c'est le réel, tel qu'il est, même sans beauté. Grévistes, gueux de barrières, foules aux haillons sordides, voilà l'élément favori de ses compositions. Il nous rappelle sans cesse toutes ces misères, parce qu'il juge que nous n'y pensons pas assez. Il fait du dessin rosse par bonté.

                                                                                                                    Jean-Louis.

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Pourquoi Steinlen aime le peuple.

Jadis, Watteau rassemblait dans l'ombre fine et dorée d'un parc des compagnies qui, sous les frissons du satin, parlaient d'amour. Aujourd'hui, les arbres des parcs sont coupés et ce qui s'offre à l'artiste ému, subtil, impatient d'exprimer la vie et le rêve de son époque, c'est la rue, la rue populeuse.
Une sensibilité subtile, vive, attentive, une infaillible mémoire de l’œil, des moyens rapides d'expression destinaient Steinlen à devenir le dessinateur et le peintre de la vie qui passe, le maître de la rue.
Le flot clair et matinal et le flot sombre et nocturne des ouvriers et des ouvrières, les groupes attablés sur les trottoirs, que le mastroquet appelle alors la terrasse, les rôdeurs et les rôdeuses des noirs boulevards, la rue enfin, la place publique, les lointains faubourgs aux arbres maigres, les terrains vagues, tout cela est à lui. De ces choses, il sait tout. Leur vie est sa vie, leur joie est sa joie, leur tristesse sa tristesse. Il a souffert, il a ri avec ces passants.
L'âme des foules irritées ou joyeuses a passé en lui. Il en a senti la simplicité terrible et la grandeur. Et c'est pourquoi l'oeuvre de Steinlen est épique.

                                                                                                                 Anatole France
                                                                                                            de l'Académie française.


Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 5 janvier 1908.

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