dimanche 25 octobre 2015

Courtaud.

Courtaud.


Bien des gens, qui se promènent à Paris, aux Champs-Elysées, ou sur les quais de la Seine, du côté de la Bastille, ne se doutent pas que ces quartiers, aujourd'hui si peuplés et si animés, étaient, au temps de Charles VII, des faubourgs presque déserts, où ne se s'élevaient que de rares maisons, entourées de grands jardins.
On risquait sa vie à s'aventurer dans ces parages. Là, se donnaient rendez-vous les mendiants, les brigands, les déserteurs, les aventuriers français, anglais et bourguignons. Ajoutez que ce domaine des malfaiteurs servait encore de repaire aux loups. Cela vous étonne, n'est-ce pas, heureux petits Parisiens de ce siècle, qui n'avaient jamais vu de loups que dans les ménageries? Eh bien! à l'époque dont je parle, les loups couraient, pendant l'hiver, sur le parvis de Notre-Dame et sur la place Maubert. Au mois de novembre 1438, ils firent une invasion dans la capitale, et dévorèrent un enfant près de l'église des Innocents. En décembre, ils étranglèrent quatorze personnes à la porte Saint-Antoine.
Pendant cette période, on n'avait pas à craindre les chiens errants... Les fauves se chargeaient de les supprimer. Vaches et veaux périssaient pas centaines. Les moutons étaient décimés, et, chose plus fâcheuse, les bergers disparaissaient comme les troupeaux. Bref, personne n'osait plus sortir de la ville, et tous les habitants se désolaient.
Parmi ces loups, il en était un d'une vigueur, d'une taille et d'une audace telles qu'il répandait à lui seul autant de terreur que tous ses congénères réunis. On ne parlait que de lui à Paris. Des voyageurs avaient aperçu de loin cette "terrible et horrible et horrifique bête" et ils avaient remarqué qu'elle était sans queue.
En raison de ce défaut physique, on appela Courtaud ce redoutable animal. Lorsqu'un bourgeois s'écartait un peu de son domicile, les voisins ne manquaient pas de lui dire: "Garde-toi de Courtaud!" Les mères disaient à leurs enfants: "Sois sage ou j'appelle Courtaud!" Courtaud prenait à tâche de mériter sa célébrité, et il ne se passait guère de jours qu'il ne commit un méfait.
Et maintenant vous allez voir, lecteurs, comment à quelque chose malheur est bon.
Le règne de Charles VII fut un temps d'atroce misère. L'invasion anglaise, les séditions, les épidémies, les rigueurs de la température, la disette s'étaient coalisés contre les Français. Les artisans, les laboureurs mourraient de faim par milliers.
En cette année 1438, vivait à Paris un pauvre forgeron, père de quatre enfants tout petits. Il n'avait pas de travail; sa famille qu'il aimait fort était sans feu et sans pain. Un jour, le forgeron s'arma d'une hache et d'un couteau; il sortit de la ville, et s'avança bravement à travers les vignobles et les vergers que couvrait une neige épaisse. Que cherchait-il? Vous le devinez, il cherchait Courtaud.
Il le cherchait et il le rencontra. Longue et affreuse fut la lutte entre cette affreuse bête et ce père qui se sacrifiait pour ses enfants. Il faut croire que la pensée des êtres chéris dans l'intérêt desquels il combattait soutint les forces du brave ouvrier. Il triompha et abattit le loup à ses pieds.
Aussitôt la victoire gagnée, il emprunta une brouette, y plaça le fauve, la gueule en avant, grande ouverte, et, poussant devant lui ce trophée, il entra dans Paris: "Qui veut voir Courtaud?" Alors bourgeois, seigneurs, paysans, soldats, se pressèrent autour du pauvre homme. Chacun admirait, avec des exclamations de joie, le cadavre du monstre. On se montrait en riant ses dents si aiguës, si longues; ses griffes puissantes. On dansait autour du loup inanimé, saignant. On chantait: "Courtaud est mort! Courtaud n'est plus!"
De toute part, les pièces de cuivre et d'argent pleuvaient sur le forgeron. A la fin de la journée, sa besace était remplie de monnaie, et il se réjouissait, l'intrépide, en songeant que ses enfants auraient du pain pour longtemps.

Mon Journal, Recueil hebdomadaire illustré pour les enfants, 9 juillet 1898.

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