samedi 31 octobre 2015

Ceux dont on parle.

Élisée Reclus.


La famille des Reclus restera célèbre à plus d'un titre dans l'histoire intellectuelle et sociale de notre temps. L'auteur de cette éminente lignée, pasteur protestant dans le Sud-Ouest, n'a pas eu moins de quatorze enfants, dont quatre devaient devenir des hommes de génie.
Le premier, Elie, s'occupa d'ethnologie et fut professeur à l'Université libre de Bruxelles, où son fils Paul, dont on connait les opinions ultra-radicales et les retentissantes aventures, reçut également une chaire.
Onésime, cadet d’Élisée, s'est acquis par d'importants ouvrages géographiques, une très belle notoriété; c'est un savant et un penseur, mais aussi un écrivain à la plume évocatrice, au talent prestigieux. Paul, cadet d'Onésime (les noms bibliques abondent chez ces farouches athées), est l'homme "arrivé" de la dynastie; professeur à la Faculté de Médecine, c'est l'un des trois ou quatre "princes" de la chirurgie contemporaine. Citons encore, pour compléter le catalogue de cette famille aussi envahissante que celle des Monod, des Berger ou des Reinach, Mme Pauline Kergomard, née Reclus, inspectrice générale, chevalier de la Légion d'Honneur et, ce qui ne gâte rien, l'une des femmes les plus spirituelles de son siècle. Quant à Élisée, c'est, comme on sait, un géographe d'une science très étendue, doublé d'un philosophe, d'un anarchiste et d'un apôtre.



Élisée Reclus erra dans son enfance de la Gascogne à la Prusse; il terminait ses études quand se produisit le coup d'Etat du 2 décembre. Résolu à bouder l'Empire, il prit son sac et son bâton, et sains daigner honorer son pays d'une visite, parcourut l'Europe et l'Amérique. Il ne se fixa à Paris que quelques années plus tard.
La guerre de Sécession engagée entre les Etats de l'Amérique à propos de l'abolition de l'esclavage, lui fournit le sujet d'importants articles à la Revue des Deux-Mondes. Cette question de l'esclavage lui tenait au cœur: n'avait-il point refusé la main d'une charmante Mexicaine, dotée d'un certain nombre de millions de dollars, en laissant entendre au bon capitaliste qui le sollicitait de devenir son gendre, "qu'il eut d'abord à affranchir tous ses esclaves"! L'infortuné beau-père court encore. Evidemment, M. Reclus est un homme sans usages.
En 1869, toujours hostile à l'Empire, il s'affilia à l'Internationale, ce qui ne l'empêcha pas de se montrer bon patriote pendant la guerre. Dès septembre 1870, il se fit incorporer, avec ses frères, dans la garde nationale, sans vouloir accepter de grade et en demandant, bien qu'il fut marié et père de deux enfants, à être désigné pour les bataillons de marche. Mais l'inaction où était tenu ce corps le lassa et il entra dans la compagnie d'aérostiers de son vieil ami Nadar, où il servit jusqu'à la fin du siège.
La Commune devait naturellement le compter parmi ses partisans: il fut fait prisonnier dans un des premiers combats livrés à l'armée de Versailles, au plateau de Châtillon. Longtemps tenu au secret, il fut condamné à la déportation simple.
D'illustres savants, notamment Darwin, intercédèrent pour lui auprès de Thiers, qui, en 1872, commua cette peine en celle de bannissement.
M. Reclus s'installa en Suisse et reprit ses travaux scientifiques. On lui offrit sa grâce, mais il refusa de rentrer en France avant l'amnistie de tous les prisonniers de la Commune. D'ailleurs cet anarchiste impénitent ne désarmait pas, et des poursuites intentées en 1883 devant le tribunal de Lyon contre les anarchistes affiliés à l'Internationale révélèrent que les chefs du parti étaient M. Reclus et le prince Kropotkine. Ce dernier fut condamné à la prison avec quarante de ses compagnons. Quant à Élisée Reclus, il voulut, magnanime, s'offrir à la justice française, mais on laissa ce nouveau Regulus à ses chères études.
Dernier détail: il s'abstient de "ces honteuses coutumes où croupit l'humanité carnivore", ou plus simplement, il est végétarien. "Un tel! ma femme me trompe!" disait-il un jour à un de ses amis. Et comme l'ami effaré, restait bouche bée; "Le croyez-vous? répond Élisée. Elle met du jus de viande dans mes épinards!"

                                                                                                                  Jean-Louis.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 28 mai 1905.

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