mardi 1 septembre 2015

Une journée à l'Exposition. part II

Une journée à l'Exposition. Part II



Je m'aperçus alors, avec une grande compassion pour moi-même, que j'éprouvais un vif appétit de musique. C'était quelque chose d'irrésistible, et tout en errant parmi le Champ de Mars, je fredonnais des airs vagues:

Où sont les minarets blancs
Que le vieux derviche acla-a-a-ame?

Ou bien telle mesure vive d'un tango espagnol: fra-da-da-da-déri, ou encore je ne sais quel air suisse qui m'a toujours semblé russe, et qui évoque en moi, non point le canton de Vaud, mais les steppes de l'Ukraine.



Ceux qui connaissent le besoin de musique savent combien cela est impérieux; l'oreille vidée par le silence, ou engourdie par le brouhaha, réclame du rythme et du do-mi-sol-do, comme un estomac sollicite du bifteck. Ce besoin physique pousse des gens à s'entasser dans les concerts, théâtres ou théâtricules, depuis l'accord des violons jusqu'au final des cuivres, caisses et cymbales. Ce n'est pas un bonheur, c'est la satisfaction d'un appétit. Or, lorsqu'on est habitué à la musique, c'est comme à la morphine, on en reprend.


Je m'étais pourtant dirigé derrière le Palais des arts Décoratifs, et je comptais bien arriver à la Galerie des Machines avant la définitive fermeture. Cela devenait une affaire de conscience. D'ailleurs, me disais-je, le ronflement des roues, le sifflement des courroies de transmission, rythmés par le balancement des bielles, est certainement un genre de musique dont l'Avenir raffolera de plus en plus. La peinture a su rendre esthétique les locomotives et les gares, la musique esthétisera le hululement de la vapeur et les gémissements de l'électricité emprisonnée....
Sur ma route, le cabaret roumain, d'où sortaient les sons exaspérés du naiou dans un accompagnement de lyre et de violons. C'est fini! je m'arrête là, dévoré par l'appétit de musique. D'ailleurs, voici le bar, et voici le restaurant, des caissières remarquables, qui s'appellent Amilié ou Kathrina, et un garçon, qui prosaïquement se dénomme Michel. Autour du puits à margelle de bois, les consommateurs clament "Michel!" C'est un nom célèbre en ce coin-là. Voila bien tes coups, ô célébrité! Tandis que les musiciens raclent ou s'époumonent, ces musiciens merveilleux, merveilleusement vêtus de vestes blanches à brandebourgs noirs, s'appelant, sans que nul le sache, Bolan, Panduriéan, Joandinicù ou Petri Constantantinescù, ce Michel, auquel on réclame des absinthes (ô Musset!), des raki, des zwika, ou de vulgaires bocks, reçoit, lui seul, l'acclamation de la foule.


Mais voici pourtant glisser, sous les archets, une endiablée musique; et l'on sent monter en gammes frémissantes l'âme chantante d'un peuple qui longtemps fut esclave; et soudain la flûte de Pan, dont l'artiste joue avec une virtuosité sans égale, jette ses cris passionnés, vibrants, parfois terribles comme un appel de bête traquée. Cela vous prend les nerfs et secoue votre indifférence de dilettante. Cela vrille et mord; on resonge aux devoirs... Galerie des Machines!... il semblait que de ces lyres, de ces flûtes de Pan, de ces violons exaspérés sortit, sifflante et geignarde, cette phrase de remords:" Galerie des Machines! songe à la Galerie des Machines!" Le naiou disait peut-être, en réalité: "Nous, Romains, fils des vieux Latins, exilés parmi les Daces, nous conservâmes, caché, en notre atavisme, comme une anguille sous roche, le sang héroïque de Rome! des ans et des siècles s'écoulèrent parmi les Daces, les Gêtes et les Huns! Toujours nous gardions le secret de la liberté, l'âme fière de Regulus! et pour le mieux garder, non point à la façon d'une momie cerclée de bandelettes, mais vivace, ayant le souffle qui est l'esprit, nous confiions cette âme, dont nous avions hérité, aux trous de la flûte, aux cordes de la lyre! C'est pourquoi, héroïques et humbles, tapis dans nos demeurent comme dans des antres, nous avons trouvé, sur nos sauvages instruments, des cris de désespérance qui faisaient tressaillir les tyrans, sans qu'ils connussent le pourquoi de leur tressaillement! Ah! la musique servit longtemps de langue à notre langue muette, et le sifflet de Pan, qui semblait uniquement destiné à faire danser les villageoises au bord du Danube, était un symbolique sifflet qui raillait les vainqueurs, en exaltant l'âme des vaincus! Nous avons tenu parole à notre lyre, à notre flûte de Pan, et nous sommes devenus libres, si bien que cet ancien chant des proscrits s'est exalté à cette heure en un cri de triomphe! uit-uit-uit-! Ecoute la flûte de Pan, qui t'exhorte à ne point manquer à la parole que tu t'es donnée, ce qui est la seule façon d'agir en homme libre!


Devant une telle exhortation lyrique, je restais muet, en proie au remords: "Galerie des Machines!... Eh quoi? je manquerais, moi, homme de France, fils de 89, libre et fier, à la parole donnée? Suis les aspirations de cette flûte... Vas à la Galerie des Machines, marche plutôt sur les mains, sois un héros! uit-uit-uit!"
Trop tard!... Le canon de la Tour tonne! c'est la clôture des Galeries! Je suis le Grouchy de ce Waterloo! Mon serment foulé aux pieds se dresse en vain... Trop tard! ma conscience a beau clamer, voici que, journalière mais pénible fatalité, c'est mon estomac qui clame à son tour, avec une verve brutale; après l'appétit de musique, par une pente irrésistible arrive l'appétit de viande; quand on manque à son devoir, on roule vite...
Les oreilles remplies, c'est donc de dîner qu'il s'agit. Ici, dans ce cabaret roumain, j'ai le choix, comme vins, entre le Dragasan, le Tamaïosa ou le Cotnar Roznovanu, qui sont blancs, à moins que je ne prenne du vin de Syracuse, qui est rouge. Je mangerai de la Tocane de bœuf, de la Stouffade d'agneau, du Schnitzel aux petits pois, ou encore du Frigariù, qui est un filet brochettes, ou du Fleia, qui ressemble à un filet rôti.
Quelque musique accompagne encore ma rêverie veule et douce. Le tzuica, le slibovitza, le mastica complètent l'illusion d'un rêve, dans lequel se perd la féroce volonté du sauvage occidental. Encore un verre de fine liqueur roumaine. Pourquoi, dès lors, un destin vague, une sorte de flottaison physique et morale me jette-t-elle en contemplation devant le Nicaragua, sur les confins duquel une famille rustique achève son repas plein-air? Pourquoi, buvant, je ne sais où, un schiedam délicat, ai-je rêvé de Hollande, de Zuyderzée et de la Venise du nord?... Qui le sait? Errare humanum est...
Mais tout a une fin.


La nuit est close: je m'embarque sur le petit "Decauville" d'où je revois les maisons Garnier, l'ensemble des Habitations humaines, que la Lune éclaire ironiquement, en ayant vu bien d'autres plus nature; je salue très gravement la Tout Eiffel. O madone du Fer: priez pour nous, vous qui êtes dans les cieux, Turris ferrea, ora pro nubis, peccatoribus, pour nous, pauvres pécheurs, qui manquons à notre parole et faussons nos serments. O madone du Fer, qui voyez de près la futilité des nuages, ayez pitié de la mobilité humaine!
Je crois bien que l'Espagnol qui m'incita à manquer au rendez-vous, Galerie des Machines, n'était autre que Méphistophéles.
Après tout, le diable lui-même, si blasé soit-il, a peut-être voulu visiter l'Exposition qui nous rend tous un peu fols, mais heureux.
Seulement, ô démon de l'Exposition, grâce à la manière suave de faire perdre le temps aux pauvres humains, rêveurs et passagers, combien d'affaires en retard! en retard d'un siècle peut-être!...

                                                                                                                  Emile Goudeau.



Revue illustrée, juin 1889- décembre 1889.

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