samedi 19 septembre 2015

Petit dictionnaire des arts et métiers.

Apothicaire.


Les connaissances pharmaceutiques que posséda le moyen âge lui vinrent en partie de la Grèce et de Rome, en partie de l'orient par les Arabes, qui furent, au neuvième, dixième onzième et douzième siècles, les premiers pharmaciens et les premiers médecins du monde. Les vrais successeurs d'Hippocrate et de Galien, qui avaient résumé dans leurs livres célèbres toute la science grecque et romaine, furent les savants arabes: Geber, qui enseigna l'art de distiller; Avicenne, Mesué, Sérapion Rhasés, qui découvrirent de nouveaux médicaments; Averrhoès, Abenbitar, Abenguesit, etc., qui transmirent à l'Europe les remèdes de l'Orient.
Au treizième siècle, toutes les connaissances des Arabes (1) se répandirent en Europe par suite des traductions et des travaux de Sylvaticus, Murepsus, Platearius Cuba, Hermolaüs, Arnauld de Villeneuve, Raimond Lulle, etc.
Au retour de sa première croisade, vers l'an 1258, saint Louis ayant nommé Etienne Boileau prévôt du Châtelet de Paris, ce magistrat donna aux corporations une constitution régulière et disciplina les confréries, comme l'atteste le Livre des mestiers, recueil où sont les secrets de la vie industrielle du moyen âge.
D'après ce livre, tuit cirier, tuit pevrier et tuit apothicaire, débitait sa marchandise non-seulement chez lui, mais encore aux Halles et sur le marché, le samedi de chaque semaine. "Les droits de vente à domicile s'acquittaient en payant le pesage aux balances royales, tandis que l'étalage du samedi coûtait une obole."
Les apothicaires étaient compris dans la nomenclature des personnes et métiers jouissant de l'exemption du guet.
C'est à peu près de cette époque que date ce qu'on pourrait appeler l'organisation de la pharmacie. Le règlement que nous venons d'indiquer renfermait une erreur grave dont les conséquences allaient se faire sentir jusqu'à la fin du dix-huitième siècle, c'est à dire pendant près  de cinq cents ans. La sorte d'assimilation établie par Etienne Boileau envers les "pevriers et ciriers", autrement dit les épiciers, et les apothicaires, devait être très-funeste aux progrès de la pharmacie, qui devint pour les apothicaires une profession bien plus mercantile que scientifique.
Il n'en fut pas ainsi partout en Europe.
Frédéric II, roi de Naples, puis empereur d'Allemagne, l'un des princes les plus éclairés du moyen âge, avait établi une réglementation de la pharmacie très-sérieuse et très-intelligente, eu égard au siècle où elle fut décrétée.
Si l'on se rappelle que ce fut à son retour de Naples que Charles VIII réorganisa la pharmacie en France, il est impossible de ne pas attribuer aux règlements de Frédéric II une longue et persistante influence. Notons aussi en passant que Frédéric II, avait eu de nombreux rapports avec l'Orient, où les études pharmaceutiques étaient en grand honneur.
D'après les règlement de Frédéric II, tout aspirant apothicaire subissait un examen devant des médecins délégués qui lui permettaient ou défendaient d'ouvrir officine. Nul ne devait s'établir ailleurs que dans les villes populeuses, afin de mieux subir le contrôle de l'autorité. A défaut de médecins ou de maîtres apothicaires jurés, deux personnes considérables assistaient à la composition des médicaments importants; les bénéfices des apothicaires étaient soigneusement tarifés.
Il existait donc en Italie un véritable enseignement pharmaceutique dès le milieu du treizième siècle. Aussi ne faut-il pas s'étonner si les progrès de la pharmacie y furent beaucoup plus considérables que partout ailleurs. L'école de médecine de Salerne était la plus célèbre de l'Europe, et les pharmaciens de Venise, de Gênes, de Pise, etc., jouissaient d'une très grande notoriété.
Il y eut aussi, concernant la pharmacie, dès le moyen âge, de très-remarquables règlements dans quelques autres Etats de l'Europe. En Allemagne, notamment, on pourrait signaler plusieurs documents curieux. Dans un édit du duché de Wurtemberg, rédigé par Gaspard Bauhin, on lit les sages dispositions qui suivent:
"Le médecin en choses externes, nonobstant qu'il entende la chirurgie et la pharmacie, se servira des chirurgiens et apothicaires comme compagnons et amis, n'usurpant leurs états si ce n'est par nécessité. Quand le médecin sera aux champs, il prendra les drogues dont il aura besoin chez les apothicaires, sans acheter drogue particulière à soi, ou en faire à son profit et trafic, laissant au reste à tous les malades, tant des champs que de la ville, leur franche volonté de se servir de tel apothicaire ou chirurgien qui lui plaira."
Défense était encore faite aux apothicaires "de faire aucunes compositions d'importance qu'elles ne soient dispensées en présence du médecin, qui en soussignait la description et visitation, et en cotait la date et la quantité."
"Au moyen âge et jusqu'à une période rapprochée de la nôtre, les boutiques pharmaceutiques demeuraient ouverte dans toute la largeur de l'ogive qui encadrait la devanture. Un ou plusieurs réchauds posés sur le sol opérait la coction des préparations officinales, tandis que les substances se réduisaient en poudre ou subissaient les mélanges prescrits dans d'énormes mortiers de fonte placés aux angles extérieurs de l'officine. Les drogues se trouvaient comme aujourd'hui sur des planches étagées; mais au lieu de bocaux en cristal, de vases en fines porcelaines, c'étaient des espèces d'amphore en terre cuite et de petites caisses en bois blanc, étiquetées d'après le formulaire de Galien ou celui de Mesné, dont l'image décorait ordinairement les panneaux extérieurs de la devanture. Une niche d'honneur pratiquée au fond de la boutique était occupée, soit par la statue du Rédempteur, soit par celle de saint Christophe ou de saint Côme, ou de la Vierge. Les apothicaires calvinistes avaient placé Mercure dans cette niche, au grand scandale des catholiques romains." (2)




La boutique que représente notre gravure appartenait, comme on peut bien penser, à un maître apothicaire d'une certaine importance, à un maître apothicaire juré, patenté, exerçant sa profession au grand jour. Mais durant tout le moyen âge, à côté de ces respectables apothicaires, il y en eut d'autres qui faisaient un commerce plus que suspect, qui tenait à la fois de l'alchimiste et du sorcier, dont on retrouve la main dans bien des crimes, et qui eussent mérité, sans nulle exagération, le nom d'empoisonneurs.
Shakespeare, dans une de ses plus célèbres tragédies, fait apparaître une image singulièrement vivante de cette physionomie sinistre.
Roméo, croyant Juliette empoisonnée, a résolu de mourir. C'est le matin; il est sur une place publique. Il se demande comment il mettra fin à ses jours. Tout à coup une inspiration lui vient:

Il y a par ici, je m'en souviens, un apothicaire (an apothicary), un vieil homme qui vend des remèdes et fait de la chimie, un malheureux que j'ai remarqué: il cueillait des simples; il avait des sourcils touffus et quelques haillons sur le corps; il était maigre, on voyait ses os; la misère l'avait usé; c'était presque un squelette. Dans sa boutique, sa pauvre boutique, une tortue et un serpent (an alligator) étaient suspendus, avec quelques poissons de forme hideuse. Ce misérable homme étalait sur ses tablettes je ne sais quels débris indigents qu'il essayait de faire valoir de son mieux: bouteilles vides, fioles brisées, graines desséchées, vieilleries sans nom; de petits pots de terre cuite, des boîtes dépareillées et vide.
-Ah! quelle indigence! me dis-je en passant; si l'on voulait acheter du poison, voilà bien le repaire du pauvre gueux qui le vendrait; et la loi de Mantoue qui punit le coupable ne l'effrayerait pas... Les nécessités de ce vieillard sans pain serviront les miennes. Oui, je m'en souviens, voilà bien la maison, là voici.
C'est jour de fête; le pauvre homme a fermé sa boutique.
(Il appelle.)
Holà, apothicaire, holà!
L'apothicaire.
Qui m'appelle? Qui crie si fort?
Roméo.
Viens ici, toi, approche. Tu m'as l'air bien pauvre! tiens, prends ces quarante ducats: il me fait une dose de poison, mais un poison si terrible, si prompt, si violent, qu'en s'insinuant dans les veines de l'homme à qui la vie est pesante, ce poison le fasse tomber mort sur le coup. Je veux que le souffle vital s'échappe du corps plus rapide, plus subit, que la balle lancée par la poudre embrasée ne sort par les flancs du canon qui la vomit.
L'apothicaire.
J'ai de ces poisons mortels; mais la loi de Mantoue, c'est la mort pour quiconque ose les vendre.
Roméo.
Toi dont le corps est nu, toi que la misère ronge, tu crains la mort! La disette est sur ta joue; tes yeux affamés parlent d'oppression et de détresse. Quelques haillons pendent sur ton dos décharné. Qu'est-ce pour toi que le monde? un ami?  Non.
Et les lois? Tes ennemies. Le monde a-t-il une loi qui te fasse riche? Pas une!
Cesse d'être pauvre, brise la loi qui t'y condamne!
(Lui montrant une bourse.)
Prends cet argent.
L'apothicaire.
Ma misère consent, mais non pas ma volonté.
Roméo.
Est-ce ta volonté que je paye? c'est la misère.

Le marchand va chercher un petit paquet dans la boutique, le rapporte et le donne à Roméo.

L'apothicaire.
Faites fondre ceci dans du liquide, buvez, et, eussiez-vous la vigueur de vingt hommes, vous tomberez mort à l'instant.
Roméo, lui tendant la bourse.
Voici ton or; c'est du poison pour l'âme, poison plus meurtrier cent fois que ce misérable mélange qui peut rester sur tes tablettes sans être acheté. Va, tu ne m'as pas vendu de poison; c'est toi qui l'achète, moi qui le vends. Adieu! trouve du pain, et tâche d'engraisser. (Il met le poison dans sa poche.) Substance précieuse! cordial excellent! viens, suis-moi; c'est dans le tombeau de Juliette que je me servirai de toi.

Voilà bien un apothicaire sinistre du moyen âge. Molière, un peu moins d'un siècle plus tard, peindra l'apothicaire comique du siècle de Louis XIV.
A l'époque de Shakespeare, cependant, la pharmacie n'était plus ce qu'elle avait été au moyen âge; elle avait pris part aux progrès des quinzièmes et seizième siècles.
C'était l'époque de Jehan Renou, "la perle de tous les pharmacographes d'Europe". On pourrait signaler, vers ce temps, une série de publications vraiment savantes. Nombre d'apothicaires composèrent des mémoires, traités et autres livres qui témoignent d'une science réelle. A partir de 1550 surtout, ces publications sont très-nombreuses. La ville de Lyon se distingua particulièrement à cet égard.

Le Magasin pittoresque, décembre 1877.



(1) Voy. Cadet de Gassicourt, Dictionnaire de médecine et de pharmacie.
(2) Le moyen âge et la renaissance, par Paul Lacroix.

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