samedi 5 septembre 2015

Le tribunal de police à Londres. part I

Le tribunal de police à Londres. Part I



Le tribunal de police est une institution éminemment britannique. Non pas, certes, que nous ne possédions, nous aussi, un tribunal de ce nom: mais son rôle est aussi peu étendu que sa juridiction. Tandis qu'en Angleterre, et spécialement à Londres, le tribunal de police suffit à tout, juge tout, connait de tout, au moins en première instance, et préside en quelque sorte à la vie sociale.
C'est là que commence l'instruction des crimes grands et petits, qu'arrivent les délits de tout ordre, soit pour y être jugés sommairement, soit pour être renvoyés au juré d'accusation qui dresse le rôle des assises; c'est là que se règlent les simples contraventions, les différents personnels et les bagarres de la rue. Chacun peut, un jour ou l'autre, s'y voir appelé comme plaignant, comme prévenu ou comme témoin. Nulle part, mieux que dans ces prétoires ouverts à tout venant, on ne saisit sur le vif les mœurs intimes du peuple anglais.
Il n'y a pas moins de onze Police-Courts pour la ville de Londres. Les plus célèbres et les plus occupées sont celles de Bow street et de Great Malborough street. Chaque tribunal a deux juges attitrés, qui siègent alternativement les jours non fériés, de dix heures du matin à cinq heures. Comme tous les magistrats anglais, ces juges sont payés cher, quinze cents livres sterling, trente-sept mille sept cinquante francs par an, et choisis parmi les membres les plus éminents du barreau.
Un greffier ou chief-clerk, un nombre suffisant de commis et auxiliaires, une prison gardée par un geôlier, son crieur et des huissiers-appariteurs complètent l'organisation. Le service intérieur et extérieur de la prison est fait par des constables.
On calcule que le chiffre annuel des affaires jugées par les magistrats de police, à Londres seulement, s'élève à deux cent vingt mille, ce qui donne une moyenne de soixante par jour pour chaque tribunal. Il faut ajouter une trentaines de demandes d'assignation, de requêtes variées, de communications officielles et autres, sans compter une centaine de signatures à donner.
Ces tribunaux, par leur justice expéditive et peu coûteuse, rendent, on peut le dire, les plus grands services à l'énorme population de la métropole britannique.
Le juge y siège en tenue civile, sur une estrade pourvue d'un fauteuil de cuir et d'un bureau; à ses pieds le greffier et ses commis grossoyent leurs paperasses. Une table est réservée aux avocats, sollicitors et autres gens de loi qui peuvent avoir à suivre une affaire. A gauche, un banc spécial s'ouvre pour les reporters judiciaires; à droite le dock des prévenus et la chaire des témoins.



L'audience commence d'ordinaire par les applications for summonses ou demande de citation. Ce sont les plaintes pour coups et blessures, menaces, violences de tout genre, saisies arbitraires, contestations diverses. Une femme demande protection contre son mari qui la bat ou n'apporte pas au logis la moindre part de son salaire. Une vieille dame proteste que le perroquet de sa voisine trouble son sommeil. Un policeman gigantesque présente un bébé microscopique, trouvé errant dans les rues et qui ne sait pas donner l'adresse de ses parents.



Ces préliminaires sommairement expédiés, on arrive aux night-charges ou arrestations effectuées depuis la dernière audience. La loi anglaise exige fort sagement que tout individu privé de sa liberté soit traduit dans les vingt-quatre heures devant le juge de police, qui maintient l'arrestation ou prononce la mise en liberté. Les accusés de tout ordre comparaissent donc tout d'abord et nécessairement au tribunal de police. Mais les night-charges ne sont pas à proprement parler des accusés: ce sont plutôt des prévenus d'ivresse manifeste, de coups et blessures ou de tapage nocturne, pris en flagrant délit.
A côté du fringant masher, en habit noir et cravate blanche, qui s'est signalé à l'attention de la police par sa conduite exubérante au sortir du Critérion ou de l'Alhambra, on y trouve le pick-pocket novice, pris la main dans le sac, et le cocher imprudent dont il a fallu arrêter le hansom-cab, lancé à fond de train, contre toutes les règles. 



On y trouve de robustes commères qui ont eu une explication trop vive et qui en sont venues aux voies de fait, comme en témoignent des yeux pochés de part et d'autre. 



On y trouve aussi, et en forte proportion, les painted women ou "femmes peintes" qui font tous les soirs de Picadilly et de Regent-street le marché de chair humaine le plus écœurant des deux mondes.
Tous ces prévenus défilent successivement au dock ou banc des accusés. Le témoin (presque toujours un constable) s'avance aussitôt et motive l'arrestation. La défense, quand il y en a une, présente ses arguments, ou bien le juge demande simplement au prévenu s'il y a quelque chose à dire; puis, il inflige, selon les cas, soit une amende qui doit être payée sur l'heure, soit quelques jours de prison, soit simplement une admonestation. Et l'on passe au numéro suivant.
Parfois le prévenu est étranger et ne sait point s'expliquer en anglais. c'est assez fréquemment le cas pour les painted women, qui sont, en grand nombre d'origine belge. On voit alors surgir, au flanc du greffier, un être hybride, chauve et polyglotte, qui se charge de traduire alternativement les paroles des acteurs du drame. 



Français, italien, espagnol, allemand, russe ou chinois, rien n'arrête cet homme intrépide. Il sait, dit-on, toutes les langues: c'est à dire qu'il les parle toutes également mal. Il ne faudrait donc pas se porter garant de ses versions improvisées. Mais telles quelles, le juge s'en contente; et quant au prévenu, il peut être sur de n'y perdre ni un penny d'amende ni une heure de prison.
Les "numéros" se succèdent ainsi avec une rapidité vertigineuse dans le cadre du dock. L'un n'y parait que pour voir, presque aussitôt, se rouvrir derrière lui la porte du violon, porte exclusive et fière "réservée aux prisonniers"; 



l'autre se voit mis en liberté sous caution ou simplement acquitté et tombe aussitôt dans les bras des parents et amis accourus à son appel. Car tout cela se passe dans une vaste salle où le public se renouvelle incessamment pendant toute la durée de l'audience.
Ce public, comme on peut croire, est des plus variés. avec le curieux de passage, entré pour faire une étude de mœurs ou simplement pour éviter une averse, il y a les habitués du lieu, véritables dilettanti de la police correctionnelle, qui jugent le magistrat à ses mérites, soulignent d'un rire approbateur ou d'un grognement sourd les attaques et les ripostes, et se piquent de connaître à un sou près le coût moyen d'un délit quelconque. Il y a aussi des mères anxieuses, des enfants insouciants et des femmes éplorées, qui sont venues hier soir ou ce matin au guichet de la prison, s'informer si l'absent ne se trouve pas là, et qui reviennent maintenant à l'audience pour connaître son sort... et le leur, hélas!




Cet auditoire loqueteux n'est pas fait, en général,  pour donner une bien haute idée de la civilisation britannique. Mais au-dessus des laideurs individuelles, il faut voir la beauté d'une loi qui donne au citoyen anglais cette garantie superbe: la publicité absolue de l'instruction judiciaire.
Ici, point de détention inutile, point de secret, point de lutte inégale, dans un cabinet tendu de vert, entre l'accusé éperdu et le tortionnaire en cravate blanche qui cherche à lui surprendre un aveu, à lui arracher une imprudence. Rien que le grand jour, l'examen immédiat et public des circonstances de la cause, devant un accusé muet. Il viendra à l'idée de personne de demander au misérable un mot qui puisse l'incriminer. Tout au contraire, les constables eux-mêmes, en lui mettant la main au collet, ont eu soin de l'avertir de ne rien dire qui lui fasse tort. Et maintenant, tandis qu'on instruit sa cause, il n'est, comme tout l'auditoire, que le témoin passif de la procédure.
Coutume admirable, qui suffirait à honorer un peuple, parce qu'elle respecte la dignité humaine jusque dans le criminel.
A d'autres égards, les mœurs des tribunaux anglais ne valent pas les nôtres. C'est ainsi que l'assistance judiciaire et l'avocat d'office y sont inconnus. Autour de la prison, on voit rôder des sollicitors et attorneys de bas étage, en quête d'un client. 



Avec leur menton glabre et leur pantalon à carreaux, ils ont souvent des allures de bookmaker, et peut être cumulent les deux fonctions. La grosse affaire pour eux est de savoir si l'accusé pourra payer. Ils lui demandent crûment, en indiquant leur chiffre, une guinée, dix shillings selon les cas. Et souvent, alors, le pauvre diable marchande. Dix shillings? Non. Il ne les a pas. Mais en se saignant aux quatre veines, il pourra bien en réunir sept. Monsieur l'avocat s'en contentera-t-il? Hum! sept shillings, ce n'est guère... Enfin, les temps sont durs... ; passez-moi vos sept shillings!...

                (A suivre)

                                                                                                                Philippe Daryl.

Revue illustrée, juin 1890-décembre 1890.

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