dimanche 6 septembre 2015

Le marquis de Boissy.

Le marquis de Boissy.
                 Sénateur.


Le marquis de Boissy, après s'être soustrait jusqu'à aujourd'hui aux sollicitations qui le pressaient de figurer dans les collections des portraits de sénateurs, hommes d'Etat et députés, s'est rendu à l'invitation qui lui a été faite au nom du Monde illustré. Nous avons cru que nos lecteurs nous seraient gré de mettre sous leurs yeux les traits de l'homme qui occupe aujourd'hui l'attention publique.



Je n'essaierai pas de peindre M. de Boissy comme homme politique, la jeune génération d'aujourd'hui ne connait du spirituel marquis que ses derniers accès d'anglophobie, mais M. de Barbé-Marbois, le duc Pasquier et le duc Decazes, à la Chambre des pairs, ont usé leurs forces à refréner l'impétueux comte de Boissy, l'un des plus jeunes manteau d'hermine d'alors.
Le Moniteur du 18 juillet 1843 constate dix rappels à l'ordre adressés au marquis de Boissy. Le journal le Figaro a publié une spirituelle étude, d'où j'extrais ces lignes, qui peignent assez bien son attitude aux assemblées politiques.
"Il parlait, la chose était aisée à comprendre, sans préparation préalable; il parlait d'instinct, et avec une abondance incroyable; il parlait sans broncher, sans bégayer, sans ânonner, ce qui n'est pas commun, même parmi les discoureurs illustres; il parlait sur le premier sujet venu, comme Pic de la Mirandole; il parlait sans s'arrêter, et quand le président lui disait:
- "Mais, monsieur le marquis, vous n'êtes pas dans la question, "
l'orateur, bon cheval de trompette, comme dit Henry Monnier, ne se déferrait pas, et s'écriait:
-"Eh bien! puisqu'il en est ainsi, je vais prendre les choses à un autre point de vue."
Il s'y remettait effectivement, à l'aide d'une verve toute neuve, sans changer de ton, d'attitude, ni de geste, plein de confiance en lui-même.
-"Vous ne voulez pas que je parle de don Carlos? Eh bien! soit. Dans ce cas je vais parler d'Abd-el-Kader."
S'il arrivait que le doyen le rappelât derechef à l'ordre du jour:
-"Mais, monsieur de Boissy, vous n'y êtes toujours point; il ne s'agit pas d'Abd-el-Kader non plus."
-"D'accord, reprenait l'imperturbable marquis avec un sang-froid héroïque, parlons de Pritchard."
Il variait ainsi pour la troisième fois le fond et non la forme et toujours avec une merveilleuse facilité qui est certainement un don de la nature.
J'avais prié le marquis de me remettre quelques notes destinées à figurer sous son portrait. il s'est récusé, il assure qu'il ne croit pas à la postérité, et affecte la plus profonde indifférence à l'égard des biographes et des biographies.
Que les erreurs, les fictions mêmes soient spirituelles, que la lecture d'un article consacré à la bête curieuse du moment (c'est le marquis lui-même qui se désigne ainsi aussi irrévérencieusement) me fasse sourire, j'en louerai l'esprit et la forme.
Cette indifférence est assurément d'un homme d'esprit, mais d'une part le marquis dit qu'il n'existe pas de bonne biographie de lui, d'une autre que celles qu'on lui a présentées pour obtenir les vérifications, il les a jetées au panier.
Voilà le chroniqueur bien empêché. Il ne pourra désormais procéder qu'avec une extrême prudence.
Le marquis est né en 1798, il jouit d'une immense fortune et a épousé la célèbre comtesse Guiccioli, une des femmes célèbres de cette époque, immortalisée par les vers du grand Byron.
M. de Boissy est de très-petite taille, il porte gaillardement son âge et dit de lui-même qu'il a bon pied, bon œil. Sous son allure de gentilhomme campagnard, fidèle aux modes de la Restauration, on retrouve les signes distinctifs d'une forte race, la tête est extrêmement fière, et, pour emprunter à la peinture une expression pittoresque, la physionomie peu accentuée et grise; elle s'anime dans le discours, l’œil est narquois  et la pose habituelle est pleine d'un bonhomie que dément à chaque instant la physionomie. Le marquis parle en sautillant et tient tête aux orages parlementaires avec la plus parfaite sérénité.
Il doit supprimer dans le discours la liaison des pensées, ce qui fait que l'association des idées semble défectueuse chez lui, mais çà et là ses conversations oratoires offrent les traits les plus imprévus qui, réunis ensemble, constituent une suite d'heureuses saillies semées comme au hasard par une maligne main.
Le marquis de Boissy est un patriote et ses élans outrés ont leur source dans l'amour invétéré du sol que lui ont légué ses aïeux, les marquis de Rouillé-Boissy.

                                                                                                                      Charles Yriarte.

Le Monde illustré, 2 janvier 1864.

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