dimanche 20 septembre 2015

Comment on se baigne. part I

Comment on se baigne. Part I


Texte et dessins de Mars.







Les gens qui aiment la vague et qui ont le bonheur de pouvoir l'été venu, fuir la chaleur et la poussière suffocante des villes pour aller retrouver leur plage favorite, toujours la même, ceux-là ne se doutent guère des aspects variés que présente le bain de mer selon qu'on le prend sur un point ou sur l'autre de la grande côte salée.
En général, on distingue trois espèces de rivages propres à attirer les baigneurs: le rivage plat et sablonneux, avec son liseré de dunes peu élevées; la côte escarpée aux roches dures, inébranlables, surplombant une plage de sable fin; la falaise capricieuse, minée par le flot et donnant naissance à la grève de galets. Ces divergences fondamentales suffiraient à motiver les manières variées de comprendre le bain; mais les traditions locales, si tenaces parmi les populations côtières, se chargent d'étendre à l'infini les modalités de la baignade.
Passons rapidement en vue celles que nous avons pu observer personnellement.
A tout seigneur, tout honneur: les premiers pas du Parisien qui "veut enfin voir la mer" se dirigent toujours vers le Havre! Plages de galets, de gros galets bien ronds, se prolongeant en un pittoresque amphithéâtre jusqu'aux pieds des falaises de Saint-Adresse et de la Hève. 





Les établissements de bains s'y succèdent de distance en distance, et la plage étant passablement escarpée, elle fait les délices des bons nageurs pour lesquels on a aménagé estacades, tremplins, perchoirs, échelles, bref, tout ce qu'il faut pour exécuter proprement les plongeons et les sauts de carpe les plus caractéristiques. Ajoutez que cela se passe sur de petites grèves resserrées entre les épis, que, par conséquent, la foule des baigneurs et des curieux se tasse en groupe assez compacts, et vous imaginerez l'aspect et l'entrain de ces "grenouillères" du Havre.
Les cabines sont fixes, disposées en carrés, carré des hommes, carré des dames, mais les deux sexes se baignent en commun. Des cordes sont tendues pour permettre aux craintifs de se cramponner en narguant la grosse vague du bord, souvent très menaçante sur les plages de galets! L'onde est absolument transparente, et certaine petite terrasse permet au baigneur, avant de rentrer dans sa cabine, de se laisser sécher au soleil, en contemplant, la cigarette aux lèvres, les ébats de la bande joyeuse.
Quant aux costumes, ils sont des plus variés, au Havre comme à Sainte-Adresse, et les jours de train de plaisir, dame, l'ensemble n'est pas toujours d'une élégance raffinée!
A Etretat, c'est le maillot collant, d'une venue, qui domine chez les dames comme pour les messieurs: tout le monde s'y pique d'être nageur, et rien n'est charmant, pour bien tirer sa coupe, comme un tricot léger, sanglé d'une bonne ceinture de gymnastique, dont l'anneau invite à la leçon de natation. Les spectateurs, groupés sur le galet ne se plaignent point de ce costume peu discret, mais certaines dames trop pourvues éprouvent quelque gène à sortir de leur peignoir, et surtout à y entrer sous le feu des prunelles, des lorgnettes et des appareils à instantanés braqués sur leur jersey.
Le tremplin des plongeurs, très élevé, est monté sur de grandes roues qui permettent de la rapprocher des flots suivant la marée. 




Enfin, dernier détail, les maîtres baigneurs d'Etretat ne perdent jamais de vue les nageurs, et, pour peu que la mer soit houleuse, tout le monde est tenu en laisse au moyen d'une longue corde. Sur ce chapitre, cette dynastie de braves gens, soucieux de la réputation de la sécurité de leur plage, n'admettent aucune infraction, et nous les avons vu rouer de coup un Américain qui s'était permis de se baigner sans corde, un jour de mer déchaînée, en libre citoyen des Etats-Unis:"A Etretat, mossieu, on n'a pas le droit de se noyer!"
Sur toutes les grèves qui bordent le riche pays de Caux, à Yport, à Fécamp, à Saint-Valéry, à Dieppe, etc., les cabines sont fixes et l'on se rend à flot par un petit chemin de planches posées sur le galet. A Vaucottes, les cabanes ne sont pas autre chose que de vieilles armoires normandes en bois sculpté, on dirait un étalage de marchand de bric-à-brac. Au Tréport, nombre de baigneurs se déshabillent chez eux, et traversent les rues de la petite ville en peignoirs de toutes couleurs: c'est assez pittoresque.
L'on retrouve d'ailleurs cet usage sur pas mal de plages françaises, notamment à Villers-sur-mer, où le passage de ces peignoirs blancs, roses, bleus, s'étageant sur les marches des escaliers en bois appliqués au flanc de la falaise ou bien traversant les avenues toutes fleuries de la ville basse, produit une impression vraiment délicieuse.





Ici, c'est la plage de sable, comme à Houlgate, Beuzeval, Cabourg, etc. Les cabines de bain sont fixes, disposées en carrés sur des estrades que les grandes marées équinoxiales n'épargnent pas toujours. Rentré dans votre cabine, vous y trouverez un bain de pied chaud, ce qui n'est pas désagréable! Les costumes et les peignoirs sont d'une certaine recherche; la colonie est composée presque exclusivement de Parisiens, de Parisiennes surtout, gentilles mamans dont les maris "viennent passer le dimanche"; vous pensez que les couturières de ces dames ne leur permettraient pas de se montrer, à l'eau, autrement que "bien mises". A l'heure du bain, matin et soir, suivant la marée, le coup d’œil est absolument joli.





A Houlgate, les belles villas sont rangées avec les jardins le long de la plage même: leurs occupants descendent donc tout costumés, par un petit escalier à eux, directement de leur demeure jusque dans les flots: c'est l'idéal!
Sur toutes ces plages, de même que sur la "côte de Caen", le bain se prend en commun sans distinction de sexes. A Trouville, par contre, il y a trois "carrés" bien distincts: le carré des hommes seuls, où le simple caleçon est seul exigé; le carré mixte, où l'on doit revêtir le maillot complet, et le carré des dames, dont le "Père la pudeur", comme on l'appelle, passe son temps à défendre l'entrée aux hommes! Remarquez qu'une simple corde sépare ces subdivisions tutélaires, et qu'aucune corde même ne les sépare de la foule des spectateurs: c'est donc enfantin! Mais ne nous plaignons point, car le bain à la corde est la chose au monde la plus divertissante.
Quelques snobs se font conduire jusqu'au flot dans des cabines roulantes, traînées par des chevaux. Mais c'est l'exception; tandis qu'à Boulogne, à Ostende, à Schéveningue, à Zandwoort, en Hollande comme en Belgique, à Scarborough et sur les grandes plages anglaises, c'est la règle, sans exception tolérée. 




Et c'est ici qu'éclatent les discussions à perte de vue entre les partisans de la cabine fixe et ceux de la cabine roulante! "Vos maudits chevaux salissent la plage, bouleversent tout, risquent d'écraser les bébés, viennent les effrayer jusque dans l'eau même, grommellent les premiers. De plus, le trajet que l'on doit faire de la cabine au flot, et vice versa, produit un déploiement de peignoirs coquets, des allées et venues gracieuses ou grotesques, tout un remue ménage où l’œil ami du pittoresque trouve toujours son compte.




-Possible, objectent les autres, mais la cabine roulante, tirée jusque dans la vague à la hauteur désirée, permet l'immersion complète du corps, d'un seul bond, et sans que l'on risque la congestion en entrant ou le refroidissement en sortant. Sans compter les aperçus intéressants que fournissent les jolies baigneuses descendant ou remontant le petit escalier de leur cabine: cela vaut bien vos fantômes blancs drapés dans leur peignoirs!
A qui donner tort, chères lectrices, puisque les deux camps ont raison? n'est-il pas vrai qu'une jolie femme est toujours adorable, de quelque manière qu'elle se rende au bain ou qu'elle en sorte?

                                                                                                                           Mars.

L'Illustration, samedi 4 juillet 1891.

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