jeudi 10 septembre 2015

Ceux dont on parle.

Savorgnan de Brazza.

Des hommes noirs vivaient dans un lieu écarté. Ils ne faisaient rien de grand; même, ils s'exterminaient volontiers les uns les autres, mais le bruit de leurs combats ne troublait point l'Europe, qui les ignorait.
Un explorateur hardi, ne le sont-ils pas tous?, découvrit ces sauvages et, s'en étant fait comprendre et aimer, il leur tint à peu près ce langage:
"Mes amis, vous ne vous doutez pas comme on vous veut du bien en France. Je suis venu tout exprès pour vous offrir de vous civiliser. Vous ne savez pas ce que c'est? Voici: Vos mines, nous les exploiterons; vos forêts, nous les abattrons; vous n'aurez qu'à nous aider que pour les gros travaux. Quant au reste: négoce, encaissement des bénéfices, nous nous en chargeons. Vos épées sont des coupe-choux; nous vous donneront des machines qui tuent six hommes à la minute. Votre jus de coco est détestable: nous vous ferons boire du trois-six, qui vous saoûlera proprement. Voyons, n'est-ce pas tentant?"



Séduits par ces belles paroles, les nègres se laissèrent "protéger" par la France. Ils eurent en abondance de vastes chapeaux et des uniformes. On les fit travailler à la construction des routes et au ravitaillement des chaloupes.
Quand l'explorateur revint voir ses amis, il fut accueilli avec enthousiasme. "Amusant, li Français, lui dirent les bons nègres. Li avoir macines pour ramer, macines pour marcer, macines pour parler, macines pour tout faire. Li négros faire aller macines et li Français regarder négros. Bien, bien amusant."
Mais il paraît que les temps ont changés. Après les colons, vinrent les inévitables fonctionnaires, et les indigènes déchantèrent. Ils font savoir aujourd'hui qu'ils sont fort mécontents, et la France a dû prier l'explorateur qui lui fit cadeau de ce pays d'aller y mettre un peu d'ordre. Or, les nègres ont préparé pour lui une harangue que nous avons la bonne fortune de reproduire ici:
"Moussu, diront-ils à leur bienfaiteur, toi avoir fait nous gogos. Toi avoir promis des beaux habits de blancs, bon alcool, bons fusils pour tuer li méchants, mais avoir jamais parlé d'administration. Bons nègres pas aimer administration, pas aimer être trempés dans les rivières pour mouri, pas aimer avoir dynamite dans un petit coin et puis sauter partout. Li bons nègres aimer fusils, mais pas pour être tués avec. Li administration bonne pour des sauvages et li français avoir perdu l'estime de nous."
Que répondra M. de Brazza aux paroles peut-être sensées des Congolais, puisque c'est d'eux qu'il s'agit? Il faut espérer qu'il sera assez adroit pour les rassurer, assez perspicace pour découvrir l'origine des abus et le moyen de les détruire. Il remettra noirs et colons à leur place, et, lui parti, tout ira comme devant, c'est à dire que les hommes au Congo comme ailleurs, continueront à tourmenter les hommes.
Cependant M. de Brazza rentrera en France, il recevra une décoration de plus, et la France se félicitera de sa colonie et de son colonisateur.

                                                                                                                        Jean-Louis.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 7 mai 1905.

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