lundi 17 août 2015

Un hôtel garni à Londres.

Un hôtel garni à Londres.






A Paris, la seule ressource du miséreux, quand il est sans gîte et sans argent, est de frapper à la porte des asiles de nuit. Mais les asiles de nuit sont vite remplis, car la population errante de Paris est nombreuse, par les nuits d'hiver, et quand les refuges hospitaliers renferment leur lot de déshérités, ils closent leurs portes devant les retardataires.
A Paris, un malheureux ne peut rester plus de trois nuits à l'asile et il lui est expressément interdit de se représenter avant un mois; sur ce chapitre, les règlements sont d'une férocité vraiment extraordinaire et les "sans-asile" en sont réduits à errer lamentablement sous les ponts ou sur les bancs des avenues, à moins que Fradin, l'hôte de la sinistre auberge à quatre sous, ne le recueille. 



A Londres, il n'en est pas ainsi, et pour un prix des plus modiques, un véritable hôtel, pourvu de tout le confort désirable, offre un lit propre et les bienfaits de l'hydrothérapie aux pauvres diables du pavé. Puisse cet article donner à quelque industriel français l'idée d'imiter M. Longby, l'hôtelier anglais pour miséreux, et de construire à Paris un hôtel garni convenable à l'usage des très pauvres. Non seulement il ferait ainsi une bonne action, mais encore une bonne affaire, car les clients ne lui manqueraient pas et le paieraient comptant!

Les pauvres chez eux.

Un industriel anglais construisit, il y a dix ans, dans un quartier de Londres, à Drury Lane, un hôtel garni pour les petites bourses. Et le prix de l'immeuble (il coûta 500.000 francs) a été, depuis, remboursé par tous les clients qui ont récompensé M. Longby de son intelligente initiative.
L'un de nos confrère d'outre-Manche eut la fantaisie de chercher un refuge, tout à fait momentané, dans cette maison de pauvres gens. Et il nous en a donné une vision très curieuse.
L'hôtel est situé rue Parker: une voie étroite de quartier populeux. De grandes lettres rouges lumineuses le signalent à l'attention des chercheurs de gite.
On entre de sept heures du soir à onze heures et demie. A qui paye douze sous, le portier-caissier remet un ticket donnant droit au repos dans un lit isolé.
Mais la plupart des arrivants ne se rendent pas directement aux dortoirs. Ils savent que M. Longby met à la disposition de sa clientèle une immense cuisine garnie de milliers de plats, de casseroles en métal, où les "voyageurs" peuvent "faire leur popote". L'emploi de tous ces ustensiles est gracieusement offert aux pauvres gens qui n'ont pas dîné. Et ils ont l'eau bouillante pour cuire leurs légumes, confectionner leur café ou leur thé.
La maison attache sur de petites pancartes blanches le prix de divers aliments. Le chocolat, le café, le thé se débitent là par petits paquets de cinq centimes. Trois harengs saurs coûtent un sou. La tranche de lard vaut trois sous. Le litre de lait s'y subdivise en autant de fractions que le désirent les clients.
Pas d'assiettes! Les dîneurs payent un sou, s'ils le désirent, trois feuilles de papier blanc pour étaler leurs victuailles. Gratis: les verres, les couteaux, les fourchettes, les cuillères! Et la table autour de laquelle prennent place, fraternellement, les "pas de chance" l'emporterait en propreté sur bien des nappes de nos restaurants parisiens.

Avant de se coucher.

L'hôtel de M. Longby offre aux gueux un confortable dont sont totalement dépourvues nos meilleures maisons de province.
Là, les "inspecteurs du pavé" peuvent gratuitement nettoyer leur individu ou restaurer leurs vêtements. Et, pour une faible somme, les blanchisseuses de la maison lavent, sèchent l'unique chemise du pauvre hère, en moins de soixante minutes.
Pour trois sous, un figaro rapide défrichent les têtes incultes. Un décime met en mouvement son blaireau et son rasoir. Et, chez lui, le "service antiseptique" n'est pas une plaisanterie!
Les clients usent volontiers des lavabos et salles de bains, puis ils se réunissent au fumoir ou à la bibliothèque.
Dans cette dernière pièce, tout voyageur peut lire les journaux du jour et les revues du mois. 



Chose curieuse à constater, c'est autour de cette pâture intellectuelle que les clients de M. Longby se forment en groupes isolés, en petites castes. Les habitués ne tardent pas à reconnaître les gens de leur profession ou de leur monde. Il y a là le banc des avocats, celui des juges, des commerçants, des ouvriers mécaniciens.
Ce garni à douze sous possède même son théâtre, son concert!
Durant les longues veillées d'hiver, en effet, les gueux instruits offrent à leurs frères d'infortune de petites soirées artistiques. Les acteurs ne manquent pas dans ce monde. D'ailleurs, on peut être sûr de voir monter avec empressement sur les planches tous ceux qui se soucient de parader sur une scène. Tout homme est un peu cabotin. Quelles soirées pourraient donner aux élégants de Londres les clients de M. Longby s'ils venaient, chacun à leur tour, conter leur vie et dire les causes de leur misère constante ou de leur déchéance momentanée!

A chacun sa boite.

Les trois grands dortoirs de la maison sont fermés à onze heures et demie. Ils reçoivent, en hiver, trois cent vingt-cinq voyageurs environ.
Les lits, longs de deux mètres mesurent un mètre vingt de large. Chacun d'eux est enfermé dans des cloisons de tôle formant box. Là, le gueux est chez lui. Il peut ouvrir ou fermer la fenêtre qui éclaire son intérieur minuscule. Les crochets fixés aux parois lui permettent de suspendre ses hardes. Aucun meuble dans ce réduit.
Les habitants louent des coffres aménagés dans une autre partie de l'établissement pour remiser, s'ils le désirent, leur linge et leurs vêtements. Cela ne coûte que douze sous. Remarquez que la location peut durer un quart de siècle, sans nécessiter plus de frais. Et M. Lonhby restitue restitue quarante centimes à qui lui rend la clé de l'armoire!
Tout client a le droit de dormir huit heures en semaine, neuf heures le dimanche. C'est la règle. Mais comme la plupart des gens qui viennent là partent, dès l'aube, à la chasse de quelque maigre salaire, les dortoirs sont vides bien avant le moment prescrit.
Quelques uns d'entre eux travaillent assez loin de Drury-Lane. Ils demandent au logeur qu'on les réveille à temps pour se rendre à leur tâche. Un veilleur de nuit parcourt silencieusement les dortoirs, ouvrant les portes des boxes, lançant au visage de ceux qu'il doit rappeler aux nécessités de la vie une petite balle de linge reliée à son poignet par une lanière en caoutchouc. Et ceux que touche le projectile s'habillent sans faire de bruit pour que reposent en paix leurs camarades. Quel acte pittoresque et charmant de solidarité!





La clientèle de l'hôtel à douze sous.

Nous l'avons dit: ce ne sont pas seulement les gens du peuple qui trouvent profit à dormir chez M. Longby.
Le propriétaire héberge même nombre de gens qui ne connurent jamais les affres de la misère véritable. Tel vieil artiste trouve ses aises dans la maison des gueux, et dépense là les rentes minuscules que lui assurent des parents ou des amis.
Pendant de longues années habita dans un box de la rue Parker un homme d'un commerce agréable et très spirituel. Ses camarades cherchaient en vain à apprendre quelque chose touchant son passé. Aux questions plus ou moins pressantes qu'on lui adressait à ce sujet, le locataire de M. Longby répondait qu'il avait vécu beaucoup d'années inutiles, qu'il était heureux, après avoir mal usé de sa jeunesse, de visiter les musées et les bibliothèques de Londres, d'étudier, d'apprendre son rôle d'homme.
C'était un grand seigneur ruiné. Malheureusement pour lui, sa famille le découvrit dans le refuge des gueux et l'enleva dans un superbe équipage.
- Chez moi, dit M. Longby, quand il conte l'aventure précitée, on ne demande au voyageur ni son nom, ni sa religion, ni ses idées politiques ou sociales, ni sa nationalité. On lui dit: Dormez ... pour douze sous! Les lits comme le sommeil devraient être à tout le monde!

Mon Dimanche, Revue populaire illustrée, 5 février 1905.

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