mardi 25 août 2015

Ma femme va au bal.

Ma femme va au bal.





Madame. - Ah! que c'est gentil d'arriver de bonne heure. (Regardant sa pendule.) Six heures moins un quart. Mais comme tu as froid, mon pauvre ami, tes mains sont glacées! Viens t'asseoir près du feu. (Elle met une bûche dans la cheminée.) J'ai pensé à toi toute la journée. Obligé de sortir par un pareil temps, c'est cruel! As-tu fait tes affaires? Es-tu content?
Monsieur. - Très content, chère petite. (A part.) Je n'ai jamais vu ma femme aussi aimable. (Haut, prenant le soufflet.) Très content, très content, et j'ai une faim! Bébé a-t-il été gentil?
Madame. - Tu as faim! Tous les bonheurs à la fois. Bravo! (Appelant) Marie, prévenez à l'office que monsieur veut dîner de bonne heure. Qu'on soigne ce que vous savez et un citron.
Monsieur. - Des mystères?
Madame. - Oui, monsieur, je vous ménage une petite surprise, et j'aime à croire que vous en serez ravi.
Monsieur. - Voyons la surprise.
Madame. - Oh! c'est une vraie surprise... Comme tu es curieux; voilà déjà tes yeux qui brillent. Si je ne te disais rien, pourtant!
Monsieur.- Eh bien! tu me briserais le cœur.
Madame. - Tiens, je ne veux pas t'impatienter. Tu auras ce soir à dîner de petites huîtres vertes et un... perdreau. Suis-je gentille?
Monsieur. - Des huîtres et un perdreau! Tu es un ange. (Il l'embrasse.) Un ange! (A part) Que diable a ma femme aujourd'hui? (Haut) Tu n'as pas eu de visites dans la journée?
Madame. - J'ai vu ce matin Ernestine qui n'a fait qu'entrer et sortir. Elle vient de mettre sa femme de chambre à la porte. Croirais-tu qu'on a rencontré cette fille, avant-hier soir, habillée en homme, et avec les vêtements de son maître encore? c'est trop fort!
Monsieur. - Voilà ce que c'est que d'avoir des domestiques de confiance. Et tu n'as vu qu'Ernestine?
Madame. - Mais oui, c'est bien assez... (Avec une exclamation.) Que je suis étourdie! J'oubliais; j'ai eu la visite de Mme de Lyr.
Monsieur. - Que le bon Dieu la bénisse! Rit-elle toujours de travers pour cacher sa dent bleue?
Madame. - Tu es méchant. Elle t'aime pourtant beaucoup. Cette pauvre femme! J'ai été vraiment touchée de sa visite. Elle venait me rappeler que son... tu vas te fâcher. ( Elle l'embrasse et s'assoit tout près de son mari.)
Monsieur. - Je vais me fâcher, je vais me fâcher... Je ne suis pas un Turc, voyons de quoi s'agit-il?
Madame. - Tu sais que nous avons des huîtres et un perdreau. Tiens, allons dîner. Je ne veux pas te le dire, te voilà déjà de mauvaise humeur. D'ailleurs je lui ai presque dit que nous n'irions pas.
Monsieur, levant les bras au ciel. - Patatras! je m'en doutais. Qu'elle aille au diable, elle et son thé. Mais qu'est-ce que je lui ai donc fait à cette femme-là?
Madame. - Elle croit te faire plaisir. C'est une charmante amie. Moi je l'aime, parce qu'elle dit toujours du bien de toi. Si tu avais été caché dans ce cabinet pendant sa visite, tu n'aurais pas pu t'empêcher de rougir. (Monsieur hausse les épaules.) "Il est si aimable, votre mari, me disait-elle, si gai, si spirituel! Tâchez de l'amener, c'est une bonne fortune que de l'avoir." J'ai répondu: "certainement!" Mais, en l'air, tu sais. Oh! baste! je n'y tiens pas du tout. On ne s'y amuse pas tant que ça chez Mme de Lyr. Il y a dans les coins un tas de gens sérieux... Je sais bien que ce sont des personnages influents et qui peuvent être utiles, mais qu'est-ce que cela peut me faire à moi? Viens dîner! Tu sais qu'il restait une bouteille de ce fameux Pommard, je l'ai conservé pour arroser ton perdreau, tu ne t'imagines pas combien j'ai de plaisir à te voir manger un perdreau. Tu dégustes cela avec tant d'onction... Tu es gourmand, mon petit mari. (Elle lui prend le bras.) Viens, mon ami, j'entends ton gamin de fils qui s'impatiente dans la salle à manger.
Monsieur, l'air soucieux. - Hum!... et pour quand?
Madame. - Pour quand... quoi?
Monsieur. - Le thé parbleu.
Madame. - Ah! le bal, tu veux dire... je n'y pensais plus. Le bal de Mme de Lyr? Pourquoi me demandes-tu cela, puisque nous n'irons pas? Dépêchons-nous, le dîner refroidit... Pour ce soir.
Monsieur, s'arrêtant court. - Comment ce thé est un bal, et ce bal pour ce soir? Mais, sapristi! on ne vous lâche pas comme cela au bal à bout portant. On prévient d'avance;
Madame. - Mais elle nous a envoyé une invitation il y a huit jours. Je ne sais ce qu'elle est devenue, cette carte. J'ai oublié de te la montrer, j'ai eu tort.
Monsieur. - Tu as oublié, tu as oublié...
Madame. - En somme, tout est pour le mieux; tu aurais été maussade toute la semaine. A table!

On se met à table. La nappe est blanche, les couteaux sont brillants, les huîtres sont fraîches, le perdreau, cuit à point, exhale un parfum délicieux. Madame est charmante et rit à tout propos. Monsieur se déride sensiblement et s'étale dans sa chaise.

Monsieur. - Il est bon ce Pommard. Tu n'en veux pas un petit peu, ma petite femme?
Madame. - Mais si, mais si, ta petite femme en veut. (Elle pousse son verre d'un petit mouvement coquet.)
Monsieur. - Tiens... Tu as mis ta bague Louis XVI. Elle est charmante cette bague.
Madame, mettant sa main sous le nez de son mari. - Oui, mais regarde donc, il y a un petit bout qui se détache. 
Monsieur, embrassant la main de sa femme. - Où cela, ce petit bout?
Madame, souriant. - Tu plaisantes toujours; je te parle sérieusement, tiens, là, parbleu ça se voit bien! (Ils s'approchent et penchent tous les deux la tête pour voir de plus près.) Tu ne vois pas? (Elle indique un endroit de la bague de son doigt rose et effilé.) Là... tiens... là.
Monsieur. - Cette petite perle qui... Que diable as-tu dans les cheveux, ma chère. Tu sens horriblement bon. Il faudra la donner au bijoutier. Cette odeur est d'une finesse délicieuse... Ça te va pas mal, les boucles.
Madame. - Tu trouves? (Elle façonne sa coiffure dans sa blanche main.) Je m'en doutais que tu aimerais ce parfum-là; mais à ta place, je...
Monsieur. - Qu'est-ce que tu ferais à ma place, ma chérie?
Madame. - J'embrasserais ma femme tout bêtement.
Monsieur, embrassant sa femme. - Tu as des idées, sais-tu? Donne-moi encore un peu de perdreau, je te prie. (La bouche pleine.) Comme c'est gentil, ces pauvres petites bêtes, quand ça court dans les blés! Tu sais leur petit cri de rappel quand le soleil se couche?... Avec un peu de sauce... Il y a des moments où il vous monte au cerveau des bouffées de poésie campagnarde. Quand je pense qu'il y a des sauvages qui les mangent aux choux! Ah çà! mais dis-moi donc... (Il se verse à boire.) Tu n'as pas de toilette préparée?
Madame, avec un étonnement candide. - Quelle toilette, mon ami?
Monsieur. - Eh bien! pour Mme de Lyr.
Madame. - Pour le bal! Quelle mémoire tu as! Tu y penses donc toujours? Mon Dieu, non, je n'en ai pas... Ah! si, j'ai ma robe de tarlatane, tu sais. Et puis, il faut si peu de chose pour fabriquer une toilette de bal.
Monsieur. - Et le coiffeur n'est pas prévenu?
Madame.-  C'est vrai, il n'est pas prévenu; d'ailleurs, je ne tiens pas à y aller à ce bal. Nous allons nous installer au coin du feu, lire un peu et nous coucher de bonne heure... Tu m'y fais penser, je me souviens qu'en partant Mme de Lyr m'a dit: "Votre coiffeur est le mien, je le ferai prévenir." Suis-je étourdie, je me souviens que je n'ai rien répondu. Mais ça n'est pas loin, je peux envoyer Marie lui dire de ne pas se déranger.
Monsieur. - Puisqu'il est prévenu, ce perruquier de malheur, laisse-le venir, et allons nous distraire un peu  chez cette bonne Mme de Lyr, mais à une condition, c'est que je trouverai mes affaires préparées sur mon lit, avec mes gants, tu sais, mon habit, et tu me mettras ma cravate blanche.
Madame. - Marché conclu. (Elle l'embrasse.) Tu es le meilleur des maris. Je suis enchantée, mon bon chéri, parce que je vois que tu t'imposes un sacrifice pour me faire plaisir, car ce bal en lui-même m'est assez indifférent!... Je n'y tenais pas, là, sincèrement, je n'y tenais pas.
Monsieur. - Hum! Eh bien, je vais fumer un cigare pour ne pas vous gêner, et à dix heures, je suis ici. En cinq minutes, je serai déguisé en noir, des pieds à la tête. Adieu.
Madame. - Au revoir.

Une fois dans la rue, monsieur allume son cigare et boutonne son paletot. Deux heures à perdre. Ça n'a l'air de rien quand on est occupé, mais quand on n'a rien à faire, c'est autre chose. Le pavé est gras, la pluie commence à tomber. Heureusement le Palais-Royal n'est pas loin. Au bout du quatorzième tour de galerie, monsieur regarde à sa montre. Dix heures moins cinq minutes, l'époux va être en retard, il se précipite et rentre au logis. Dans la cour, la voiture est déjà attelée.
Dans la chambre à coucher, deux lampes sans abat-jour répandent à torrent la lumière. Sur les meubles et le lit, des montagnes de mousseline et de rubans. Les robes, les jupons, les bijoux s'entremêlent dans un chaos charmant. Sur une table qui semble attendre, les pots de pommade, les bâtons de cosmétique, les épingles à cheveux, les peignes et les brosses sont rangés avec soin. Deux nattes artificielles s'étalent languissantes sur un amas noirâtre, qui ne ressemble pas mal à une forte poignée de crin, au milieu de ces luxueuses richesses, madame est échevelée, madame est inquiète, madame est furieuse.

Monsieur, regardant sa montre. - Eh bien, ma chère, es-tu coiffée?
Madame, avec impatience. - Il me demande si je suis coiffée. Ne vois-tu pas que j'attends le coiffeur depuis une heure et demie, un siècle? Ne vois-tu pas que je suis furieuse, car il ne viendra pas le misérable!
Monsieur. - Le monstre!
Madame. - Oui, le monstre! Je te conseille de plaisanter.

On sonne. La porte s'ouvre et la femme de chambre s'écrie: "Madame, c'est lui!"
Un quart d'heure après, le roulement d'une voiture se fait entendre. Madame est prête, sa coiffure lui va bien, elle sourit à la glace en enfonçant les baguettes dans ses gants longs et étroits.
Monsieur a manqué son nœud de cravate et arraché trois boutons. Les marques de la plus mauvaise humeur sont peintes dur ses traits.

Monsieur. - Allons, voyons, descendons, la voiture attend; il est onze heure et un quart (A part.) Encore une nuit blanche. Fouette cocher, rue de la Pépinière, 224!

On arrive. La rue de la Pépinière est en émoi. Des sergents de ville passent, rapides, au milieu de la foule. Dans le lointain, des cris confus et des roulements qui s'approchent se font entendre. Monsieur se précipité à la portière.

Monsieur. - Qu'est-ce qu'il y a Jean?
Le Cocher. - Monsieur, c'est le feu! Voilà les pompiers qui arrivent!
Monsieur. - Conduisez-nous toujours au numéro 224.
Le Cocher. - Nous y sommes, monsieur, au 224, c'est là qu'est le feu!
Le Concierge de la maison, se détachant d'un groupe et s'approchant près de la voiture. - Monsieur se rend sans doute, comme tout le monde, chez Mme de Lyr. Madame est au désespoir, mais le feu est chez elle... Impossible de recevoir.
Madame, avec exaltation. - C'est une indignité!
Monsieur, chantonnant. - Désolant! désolant... (Au cocher.) retournez d'où vous venez et bon train, je tombe de sommeil. (Il s'étend dans le fond de la voiture et redresse son collet.) Après tout, j'y ai gagné un perdreau bien cuit.

                                                                                                          Gustave Droz.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 26 mars 1905.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire