dimanche 9 août 2015

Le grelot.

Le grelot.


Je vous donne ceci pour un des plus jolis contes du XVIe siècle. Il vaut Thémidora et le Sultan Mirapouf. Et, sans plus de préambule, j'entre tout de suite en matière.
Il est sept heures du soir, ce qu'on appelle entre chien et loup. L'Abbé, le Militaire, le Fermier-Général sont réunis chez une actrice de l'Opéra dans sa petite maison du faubourg. La conversation, qui a, sans doute, épuisé tous les sujets, est tombée sur les livres, c'est à dire sur les romans.
Quelqu'un tire alors de sa poche un mignon petit volume relié et doré sur tranche, tout récemment sorti des presses clandestines du libraire Cazin, qui en est à son troisième voyage à la Bastille. L'Abbé s'offre a en donner la lecture: on accepte. Un laquais allume les bougies, ferme les rideaux et les portes. On écoute.
Voyons cela.




Laissez-moi vous présenter le prince Aloès; c'est le plus beau, le plus accompli des princes, et en même temps le plus infortuné. Mais son infortune ne ressemble à aucune infortune connue, comme vous aller en juger. Vainement les fées assemblées autour de son berceau l'ont doté de mille avantages; une d'elles, la dernière arrivée au rendez-vous, l'éternelle fée méchante de tous les contes, a neutralisé la plupart de ces dons brillants.
D'un coup de sa baguette, elle a suspendu un grelot au nez du petit prince Aloès, un véritable grelot, monstrueux et sonore.
On imagine aisément le désespoir de la famille régnante. Quelle figure peut aspirer à faire dans le monde un héritier du trône ainsi disgracié? Gouverne-t-on les peuples avec un grelot sur le nez? Evidemment non.
Les médecins du royaume, appelés immédiatement, se sont prononcés contre une opération qui pouvait mettre la vie du prince Aloès en danger.
Dans cette circonstance, la Reine se souvient d'un Génie, pour lequel la chronique prétend qu'elle a eu jadis de tendres faiblesses, et elle va le consulter.
- Hélas! chère madame, lui dit le Génie, mon pouvoir est inférieur à celui de la fée Méchante; je ne peux défaire ce qu'elle a fait. Tout ce que je puis....
- Parlez! oh! parlez, Raoul! dit la Reine.
- C'est de déplacer le grelot et de le reporter dans un endroit du corps moins en vue.
- ?
- Oui, Majesté.
- Mais, je n'en demande pas davantage! s'écrie la Reine avec reconnaissance: cela sauvera du moins l'honneur de notre dynastie.

Où le Génie avait-il placé le grelot?
C'est ce qu'on apprendra dans peu de temps.
En attendant, l'éducation du prince Aloès ressemble à toutes les éducations princières. On lui cache les choses les plus importantes de la vie, et surtout, d'après la recommandation de la Reine, on le laisse dans l'ignorance la plus complète de l'anatomie humaine. On évite de lui faire fréquenter les bains publics. De cette façon, Aloès se croit pareil en tout aux autres hommes.
Cependant, la Reine ne peut s'empêcher de jeter de temps en temps sur lui des regards singuliers...
Aloès voyage; il se forme, il hante les belles sociétés. Voici qu'il touche à l'âge critique, qu'il devient rêveur, qu'il pousse des soupirs à tout bout de champ. Son cœur parle, son cœur bondit: il est amoureux. Il brûle pour une jeune veuve, un peu prude, comme il en faut aux débutants.
Un matin, il se présente à sa toilette et a le bonheur de la trouver seule. Il s'asseoit à côté d'elle et ne tarde pas à gesticuler. Sa main va soulevant une palatine qui lui laisse entrevoir un double chef-d'oeuvre orbiculaire.
- Finissez, prince ou je me verrez obligée d'appeler mes femmes! murmure faiblement Zoïra (elle s'appelait Zoïra).
Aloès ne l'écoute pas, il est à ses genoux; il dévore ses mains de caresses. Elle n'oppose plus qu'une molle résistance à ses transports.
Tout à coup un bruit étrange se fait entendre; Drelin din din, drelin!
C'est le grelot qui trahit sa présence.
Repousser Aloès et se redresser de toute sa taille, c'est pour Zoïra l'affaire d'une demi-seconde.
- Eh! quoi! lui dit-elle, après avoir voulu abuser de ma faiblesse, vous poussez la noirceur jusqu'à sonner pour me perdre!... Sortez, prince, sortez, et ne reparaissez plus devant mes yeux.

Dans les réflexions qui assaillent l'esprit d'Aloès au lendemain de cette bonne fortune, cela n'est pas aisé. Il devine plusieurs choses, il n'en comprend pas plusieurs autres. Il s'en ouvre à son précepteur, qui balbutie et devient de toutes les couleurs.
- Qu'ai-je donc de si extraordinaire dans ma personne? lui demande-t-il.
- Rien, Altesse, rien, je vous le jure! répond le cuistre en tremblant de tous ses membres
- Est-ce que ce grelot... ?
- Ce grelot, illustre seigneur, est un ornement qui vous est commun avec tous les princes vos confrères.
- Ah!
- Oui.
- Tu es sûr, gouverneur, que tous les princes ont un grelot?...
- Sans exception, répond effrontément le gouverneur.
N'importe l'inquiétude est entré dans l'esprit d'Aloès. Il passe la journée dans une sombre méditation.
- Après tout, se dit-il, toutes les femmes ne sont pas aussi ignorantes que Zoïra. Je suis peut être le premier prince qu'elle ait vu. Portons nos hommages ailleurs.
On est justement en carnaval. Le prince Aloès s'en va  au bal, comptant sur une passade; il s'est déguisé et masqué jusqu'aux dents. Son espoir n'est pas déçu: plusieurs beautés viennent le lutiner; il s'engage avec l'une d'elles et obtient de la reconduire à son logis.
Là, il devient pressant. Il n'a pas de grandes sévérités à vaincre: on fait pour lui la moitié du chemin; sa flamme est sur le point d'être couronnée.
Drelin din din, drelin!
- Quoi! s'écrie la belle en éclatant de rire, vous avez poussé la mascarade jusqu'à...
Aloès se relève furieux.

A ce moment, l'auteur du Grelot ouvre une parenthèse pour nous faire part des réflexions que suggère aux hôtes de la petite maison la lecture de ce roman.
Le Financier, qui a plusieurs fois donné des marques d'impatience, s'écrie:
- Ce prince est décidément un homme à jeter par les fenêtres: il est insupportable avec son grelot... Que n'y mettait-il du coton?
- Peut être n'était-il pas percé de façon à pouvoir être bouché ainsi, objecte l'Officier.
- Ah! voilà comme un rien embarrasse les gens!... En ce cas là, j'y aurais coulé bien délicatement de la cire
- L'auriez-vous pu sans faire courir des risques affreux au prince? réplique le Militaire
- La belle difficulté continue le Fermier-Général; on vous prend un homme, on vous le place....
- Fi! interrompit l'actrice n'allez-vous pas nous faire une description à votre manière? Vous voyez bien que médecins et chirurgiens y avaient perdu leur grec, et que tout est surnaturel dans cette aventure. Continuez , l'Abbé.
L'Abbé continue.

On assiste encore à plusieurs tentatives du prince Aloès; une d'entre elles s'annonce assez heureusement. Il a soupé en tête à tête avec Almazine. Les esprits pétillants du champagne lui inspirent les plus jolis compliments du monde; il va profiter de l'occasion, lorsqu'une femme de chambre a la malencontreuse idée d'apporter la petite chienne favorite d'Almazine.
- Hé! bonjour, Follette! s'écrie Almazine en la mettant à table à côté d'elle.
Le prince est oublié; il veut reconquérir ses droits; la chienne grince des dents. Pourtant il parvient à entraîner Almazine sur une ottomane. Éloquent, persuasif, il a regagné en peu de temps le terrain qu'il avait perdu; son triomphe s'apprête....
Drelin din din, drelin!
C'est le grelot.
Cette fois, on semble résolu à le laisser sonner.
Mais la petite chienne est tombée en arrêt: elle se hérisse, elle aboie, elle écarte les pattes; enfin, elle s'élance sur l'objet de sa colère et n'en veut pas lâcher prise...
Des laquais accourent, croyant à un accident. Quel tableau digne de Fragonard en gaieté!

Toutes ces mésaventures (et j'en oublie à dessein) sont bien faites pour décourager un homme moins obstiné que le prince Aloès. Mais il a juré d'avoir le dernier mot dans ce duel bizarre avec l'amour.
Les boudoirs ne lui réussissant pas, il essaie des bosquets. Nouvelle contrariété. Il s'est placé trop près d'un essaim d'abeilles: le bruit du grelot les appelle, elles fondent sur lui, le piquent, le martyrisent.
Il y a un dénouement à tout, il y en a un au Grelot, mais je n'en suis pas content. L'auteur a imaginé que le grelot se détachait et disparaissait dans un coup de tonnerre. Trop facile, en vérité.
J'ai trouvé un autre dénouement plus ingénieux, selon moi, et tiré du fond même du sujet. La fée Méchante s'humanisait et promettait de désenchanter le prince Aloès lorsqu'il aurait rencontré une femme qui se serait éprise sérieusement de lui et ne se serait pas moquée du grelot.
Alors le prince Aloès épousait une sourde.

Petits péchés, Charles Monselet, L. Boulanger, Paris, vers 1894.

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