lundi 24 août 2015

Constantine.

Constantine.

Le déplorable résultat de la récente expédition de Constantine et les préparatifs qui ont eut lieu pour une nouvelle campagne, ont dû nécessairement fixer l'attention sur une ville qu a été témoin d'un des désastres les plus affligeants pour les armées françaises depuis la funeste retraite de Moscou. 
Cette ville est, dit-on, peu connue, et l'expédition qui devait la faire tomber en notre pouvoir a été faite avec si peu de réflexion, qu'à en juger même par les bulletins officiels du maréchal Clausel, toute la partie topographique semblait être ignorée de ceux qui ont entrepris cette forte reconnaissance. On eût dit qu'on s'aventurait dans les régions inconnues du centre de l'Afrique, et qu'on allait faire la découverte de Tombouctou et des sources du Niger.
Cependant Constantine n'est pas une ville totalement ignorée, que les renseignements sur ses forces défensives aient été impossible à se procurer. Elle est, il est vrai, moins connue que Bone, Oran et Alger, ou que les villes du littoral de la régence; mais elle est le centre d'un commerce très-actif. Il y a à Tunis et à Alger plus de trois cents négociants qui ont fait de longs séjours dans la capitale de ce beylick, lesquels auraient pu fournir des notions sûres et positives. Nous réunissons ici, comme simples faits propres à satisfaire la curiosité publique, quelques documents recueillis en 1830, à l'époque où l'expédition de Constantine était dans les projets de M. de Bourmont, comme le complément nécessaire de l'expédition d'Alger.




Tout le monde sait que l'ex-régence d'Alger se divisait en quatre parties: la première, qui obéissait au dey, et avait Alger pour chef-lieu; les trois autres, qui avaient un gouverneur nommé bey. Les chefs-lieux de ces trois provinces étaient Oran, Titery et Constantine. La charpente de la province de Constantine est, à peu de chose près, semblable à celle des autres; ce sont toujours des chaînes parallèles d'une épaisseur variable, séparées par des vallées plus ou moins considérables, et quelques fois réunies par des chaînons intermédiaires. Nous ne nous étendrons pas sur la situation géographique de Constantine; tous les dictionnaires apprennent que cette ville est située à 67 lieues 1/2 d'Alger et à 30 lieues de Bone. Ces distances varient de quelques milles avec les évaluations du dépôt de la guerre; la différence est, du reste, de peu d'importance. 
Constantine est une ville très-ancienne et qui a joui sous la domination romaine d'une grande splendeur; elle fut, sous le nom de Cirta, une des villes les plus florissantes de la Numidie. Caligula en avait fait la capitale de la Mauritanie. Sa position est formidable, et les Romains l'avaient même fortifiée par une enceinte de hautes murailles, flanquée de tours de distance à distance; cette enceinte est encore dans un très bon état de conservation. Pline, qui avait habité cette ville, nous apprend qu'elle s'élevait sur une espèce de promontoire, inaccessible de tous côtés, excepté par le sud-ouest; de son temps, cette seule partie de la ville avait plus de 800 toises de circuit. La ville inclinait un peu au sud, et se terminait au nord par un précipice de 100 toises de profondeur. La vue de ce côté est magnifique et plane sur un grand nombre de vallées qui étaient autrefois couvertes de maisons de plaisance, de palais et de villas romaines dont il reste encore de nombreux débris et de curieux vestiges. A l'est la ville est dominée par de hautes montagnes, formées par une chaîne de rochers inaccessibles.
Au milieu des ruines qui attestent la splendeur de l'ancienne Cirta, se trouvent dans son enceinte un grand nombre de citernes sans cesse remplies, pour les besoins de la ville, avec les eaux du Physiah, qui y étaient amenées par un grand et bel aqueduc dont il reste encore d'imposantes ruines. Au nord de la ville, un superbe pont, chef-d'oeuvre d'architecture romaine, et qui rappelle le pont du Gard, est jeté sur le Rummel, grande rivière qui baigne les murs de la ville, et à laquelle les Arabes ont donné le nom d'Oued-el-Kébir, Lampsagus des anciens. Ce pont, à trois rangées d'arches, était orné d'une galerie et de colonnes surmontées de corniches, de festons, de guirlandes et de tête de bœufs d'un très-beau travail, et dont on trouve encore de précieux restes. Chaque arche étaient surmontée de caducées qui indiquait que Cirta, très-florissante alors, était sous le patronage de Mercure, le dieu du commerce. Entre les deux principales arches était un bas-relief curieux, dans le genre de ceux qui décoraient dans l'antiquité les fontaines, et dont le sujet était souvent une scène comique; celui-ci représentait une femme placée entre deux éléphants, et dont les regards moqueurs étaient tournés vers la cité. Au bout du pont, à l'entrée de la ville, se trouve un vaste édifice qui sert aujourd'hui de caserne à la garnison turque, et qui devait être, si on en juge par les débris des deux piédestaux de granit brun et de plusieurs piliers de marbre rouge chargés de sculptures, cet édifice, disons-nous, devait être le palais du préfet romain. Un arc de triomphe, très-bien conservé, placé à la gauche du pont, est encore surchargé d'ornements de bon goût et de bon style; cet arc de triomphe à trois arceaux s'appelle aujourd'hui le château du géant, Cassir-Goulah. Un peu au delà de la belle cascade formée par une chute de la Rummel, se trouve la mystérieuse source de Kabal-bra-Kaal, qui nourrit dans ses eaux limpides une grande quantité de tortues; elles sont le sujet d'une multitude de contes merveilleux et de traditions superstitieuses dans le pays. En sortant de la ville, les deux rives de la Rummel sont bordées de beaux jardins et de maisons de campagne, dont la plus remarquable est celle du bey. Dans les environs, on exploite une carrière de très-bel albâtre; les sources calcarifères, nommés les bains enchantés, font naître de petites pyramides naturelles par le dépôt de matières calcaires dont leurs eaux sont chargées. Dans la partie la plus élevée du sol de Constantine, la Rummel sort d'un canal souterrain; ce point, élevé de 5 à 600 pieds au-dessus de la plaine est encore, comme dans l'antiquité, le lieu d'où l'on précipite les criminels et les femmes infidèles.
Cirta ayant beaucoup souffert pendant les guerres des Romains et des Numides, fut rebâtie par une fille de Constantin, qui lui donna le nom de Constantine. Elle fit depuis partie du royaume de Tunis jusqu'au milieu du XVIIe siècle, où elle fut enlevé aux Tunisiens par les Algériens, qui en firent la capitale d'une de leurs provinces. Le beylick de Constantine est considéré comme deux fois plus riche que celui d'Oran et six fois plus riche que celui de Titery. Le bey soldait annuellement au dey d'Alger un tribut d'impôts, évalués, par un voyageur qui avait vu les comptes de du trésorier de la Casauba, à la somme de 60.000 dollars, environ 300.000 francs, payable par semestre. Cet impôt n'était pas le seul dont le bey de Constantine fût redevable. Comme les autres beys de la régence, il était obligé de venir tous les trois ans rendre compte au dey de son administration, et le voyage lui coûtait toujours plus de 200.000 francs en présents et gracieusetés, pour s'attirer la bienveillance et la protection des grands officiers du dey. Le bey de Constantine payait ainsi un tribut en nature au dey d'Alger, pour la nourriture de ses troupes; ce tribut était de 200.000 mesures de blé et de 6.000 mesures d'orge, qu'il prélevait sur les populations arabes de sa province, et dont les cheiks étaient responsables envers lui.
Constantine a été beaucoup plus peuplée qu'elle ne l'est aujourd'hui; les notes du bey El-Mal portent à 35.000 le nombre des habitants, tant Maures que Turcs et Juifs; cette dernière caste y est la plus nombreuse. Constantine fait à elle seule tout le commerce d'intérieur; elle est en relation fréquente avec Tunis et fournit des produits de l'Europe toutes les tribus de l'Atlas; ses rapports s'étendent même jusqu'aux peuplades du Grand-Désert. D'après l'opinion de tous les négociants algériens ou européens qui ont fait des séjours plus ou moins longs à Constantine, on ne doute pas que cette ville ne possède plus de richesse qu'Alger, et que, dans l'hypothèse d'une colonisation assurée et florissante, elle ne soit appelée à devenir la métropole du commerce de tout le nord de l'Afrique.
Bone, que nous occupons dans la province de Constantine, porte en arabe le nom d'Anabar. La population de cette ville se compose de 1.200 indigènes et de 1.700 européens. A un quart de lieue de Bone sont les ruines d'Hippone, cité célèbre par l'épiscopat de saint Augustin. Les environs de Bone sont fort beaux et très-favorables à la colonisation; le beylick possède dans la plaine des terres considérables que les beys de Constantine donnaient à cultiver à des Arabes, à certaines conditions. On appelle dans le pays ces terres azel, ainsi que les Arabes qui les cultivent. D'autres terres étaient affectées aux pâturages des troupeaux du bey; on les appelait azib, de même que les Arabes à qui ces troupeaux étaient confiés. Depuis l'occupation de Bone par les français, les azel et les azib ont abandonné la plaine.
La Calle, où nous avons eu un établissement assez florissant, est à 35 lieues de Tunis. Cet établissement remontait à 1450. Les négociants qui y vinrent achetèrent des Arabes la propriété de cette partie du territoire, moyennant certaines redevances, ce qui fit donner à ces achats le nom de concessions. Lorsque les Turcs s'établirent dans la régence d'Alger, ils reconnurent par plusieurs traités la validité de ces concessions. Sous Louis XIII, nous avions cinq forts sur cette côte; le principal était le bastion de France, dont la garnison s'élevait à huit cents hommes. En 1798, les Algériens nous enlevèrent La Calle; antérieurement à cette époque, nous avions abandonné tous les autres points. La Calle nous fut rendue en 1801; elle fut reprise par les Algériens et  rendue de nouveau en 1817. Enfin, en 1827, époque de la rupture avec Hussein-Dey, les Français furent obligés d'abandonner pour la troisième fois La Calle, et les Arabes détruisirent les constructions que nous y avions élevées. A cette époque La Calle n'avait que quatre cents habitants. 
On voit que nos pères avaient songé avant nous au nord de l'Afrique; Louis XIV voulut occuper Didjeri; il y envoya une expédition dirigée par le duc de Beaufort. La ville fut prise avec assez de facilité, mais au bout de trois mois les Turcs et les Arabes obligèrent les troupes françaises de l'évacuer.
Un autre avenir attend, nous l'espérons, les établissements que nous formons aujourd'hui sur les côtes d'Afrique; ce n'est point en vain que nous aurons dépensé depuis six années tant d'hommes et tant d'argent. Mais il importe que nous occupions le plus tôt possible tous les principaux points de l'ex-régence; il importe que l'une de ses plus belles parties, la province de Constantine, tombe au pouvoir de nos armes. C'est alors, et alors seulement que les tribus ennemies ou encore incertaines perdront toute espérance, et se rattacherons à la France. C'est alors que nous pourrons songer sérieusement à recueillir tout le fruit de cette belle conquête, et que les forces du pays, constamment dirigées vers un but de conciliation et de paix, deviendront productives et fécondes.

Le Magasin universel, mars 1837.

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