lundi 20 juillet 2015

Les travailleurs de la forêt.

Les travailleurs de la forêt. (1)


Ceux là s'appellent légion, et Dieu sait les curieux, les intéressants, les méritants spectacles que nous donne cette légion dont les principaux membres portent le nom de bûcherons, scieurs, fendeurs, résiniers, écorceurs, sabotiers, flotteurs, charbonniers,...
Le bûcheron proprement dit est de tout pays forestier; car en tout pays forestier, doit se trouver forcément l'homme qui a pour mission de percevoir en nature le plus important usufruit de la forêt.
Ce bûcheron, qui de nous ne l'a vu à la besogne d'ici ou de là? Qui de nous, dès lors, ne croit savoir se rendre exactement compte du labeur qu'il accompli?
Pour juger l'oeuvre du bûcheron et pour voir l'homme en son milieu normal, il faut aller, plus particulièrement, le chercher au sein de nos grandes régions forestières des montagnes, par exemple dans les Vosges où, sous le nom de schlitteur (2) , il réalise une sorte de type achevé, dans lequel se résument tous les traits caractéristiques de la profession.
Là-bas, dans l'immense forêt domaniale qui couvre les pentes les plus accidentées, quand la vente a été marquée par les agents forestiers; que les arbres ont été dénombrés, frappés du marteau officiel; que l'adjudication a eu lieu... les schlitteurs viennent qui, s'associant pour le travail, prennent à tâche et en commun, non-seulement l'abattage des arbres, mais le dépècement de ceux qui doivent être dépecés, et le charroi du bois jusqu'à la grande route la plus prochaine, ou bien jusqu'au fond des vallées, où les cours d'eau permettent d'établir des écluses et des canaux de flottage.
Le village, le hameau, où ils ont leur demeure, leur famille, se trouvant quelquefois à plusieurs lieues du canton où ils doivent travailler, leur premier soin est de construire des huttes de branches et d'écorces qui, par leur forme et leur aménagement, rappellent fort bien celles des sauvages, mais qui n'exige pas moins de la part du constructeur maintes notions d'architecture et de charpente.
L'entrée de la hutte est une sorte de guichet, par lequel l'habitant s'introduit horizontalement; tout autour de cette cabane ronde, des lits de branchage sont disposés sur lesquels les schlitteurs dorment tout habillés. Le foyer est au milieu. La fumée s'échappe par un trou ménagé à la partie supérieure.
A vrai dire, la hutte, où la lumière ne pénètre par aucune ouverture, ne sert guère d'abri à ces hommes que la nuit et pendant le mauvais temps; car le plus souvent, le jour, quand le temps est beau, c'est en plein air qu'ils se reposent ou allument le feu qui doit cuire leurs aliments.
En fait d'aliments, d'ailleurs, ils ont emporté en quittant le village des pommes de terre, quelque morceaux de lard, du pain noir, qu'ils iront renouveler le dimanche, si, au cours de la semaine, leurs femmes ne se chargent pas de cet approvisionnement.
L'eau pure des rochers est leur boisson ordinaire. De temps en temps cependant passe une vivandière, qui va, de chantier en chantier vendre de l'eau-de-vie et du tabac. Alors un verre de schnaps ou de kirsch (3) est le grand régal des laborieux solitaires de la forêt.
La hutte construite, l'architecte devient charron, pour se livrer à la fabrication des traîneaux, qui doivent réunir deux qualités en apparence fort opposées: solidité et légèreté. Solidité, parce qu'ils sont destinés à porter de très-lourds fardeaux; légèreté, parce qu'il ne faudrait pas que leur propre poids imposât trop de fatigue au schlitteur, qui doit les remonter, ordinairement sur le dos, au point de départ.
Les traîneaux fabriqués, le charron fait place à l'ingénieur, qui doit se signaler dans l'établissement, dans la construction des routes. Et quelles routes! De vraies merveilles en leur genre! car il s'agit d'établir sur les pentes les plus escarpées, et souvent même à travers des abîmes, une voie qui facilite et assure la marche des traîneaux.
Un instant de réflexion suffi au schlitteur pour la reconnaissance du terrain, et le tracé mental du travail. Là où l'inclinaison est relativement douce, il se borne à engager parallèlement dans le sol deux poutres équarries, retenues par quelques traverse de la largeur des schlittes; là où la pente est plus forte, c'est tout un véritable système charpenté qu'il est obligé de construire; car en même temps que les traverses lient les rails de bois (4), ils doivent servir de point d'appui aux pieds de l'homme qui conduit et retiens le traîneau: maintes fois, en outre, une crevasse de rocher, un lit de torrent se présentent, que la route doit franchir; alors c'est un pont qu'il faut jeter, un véritable viaduc qu'il faut échafauder de toutes pièces.. Le schlitteur n'est pas embarrassé pour si importante besogne. Le pont, le viaduc s'improvisent à grands renforts d'arbres abattus, d'assemblages taillés, de tenons chevillés, et tout cela d'une justesse, d'une solidité remarquables... Routes à jour, d'ailleurs, sur lesquelles le conducteur de la schlitte devra cheminer en s'équilibrant d'un chevron à l'autre. Un faux mouvement ne lui sera pas permis; mais il s'agit bien de lui!... Alors qu'une voie convenable est offerte au traîneur, l'homme devra s'en arranger... et il s'en arrange... jusqu'au moment, à vrai dire, où son pied glisse, où le traîneau chargé l'entraîne, le jette, le précipite hors de la voie, s'il ne l'y broie pas en tout ou en partie.



Eh bien, quoi! en cas de fracture, on tâchera de raccommoder cela; en cas de mort on plantera sur le lieu de l'événement une croix qui rappellera aux survivants les terribles conséquences de l'inattention ou de la maladresse; et tout sera dit; et il n'en sera rien de plus!
La voie donc étant établie du lieu de l'exploitation aux grandes routes ou aux canaux, c'est alors seulement que le schlitteur entreprend sa vraie tâche de bûcheron, d'abatteur, de dépeceur d'arbres... Et c'est alors qu'il prouve ses multiples habiletés.
Par exemple, il nous semblera que faire tomber un arbre soit simple affaire de temps et de coups de hache. Mais cet arbre doit tomber ici plutôt que là, afin que le dépècement en soit plus facile; afin que dans sa chute, il n'aille pas rouler dans le ravin ou endommager les arbres voisins dont la conservation est exigée, car il s'agit en général de sapins dont la croissance pourrait être arrêtée par une blessure à la flèche terminale, ou par les déchirures des principales branches...
Vous qui êtes venus assister à l'opération, indiquez, marquez sur le sol le point où vous désirez voir s'abattre la cime de l'arbre; et attendez, et voyez comme les coups de haches sont combinés, mesurés; et voyez ces coins placés dans certains traits de scie, poussés, frappés, écartés, redoublés... Jusqu'ici l'arbre n'a pas bougé; bien que largement entamé, il garde tout son équilibre encore... Eh quoi! vous appréhendez, vous frémissez; n'ayez donc aucune crainte! Ne vous dérangez pas! ce n'est point par là qu'il va choir.
Attention! le moment décisif est arrivé; une dernière entaille, un dernier coup, du dos de la hache, au coin qui est entré dans la plaie; et le colosse s'ébranle, et il s'incline, et il vient heurter du front juste la place que vous avez marquée.
De quelle longue expérience, de quel ensemble d'observations résulte cette adresse qui, notons-le, puisque nous en avons les raisons, n'est point science de parade?
Et l'ébranchage donc! L'ébranchage, c'est à dire le dépouillement sur pied de l'arbre, qui, s'il tombait avec la masse large de ses ramures causerait forcément d'importants dommages dans l'épaisse futaie, peuple dont il est l'un des citoyens.
Des crampons aux mains, des pointes d'aciers sous les pieds, la cognée ou la serpe à la ceinture, l'homme grimpe, ou plutôt marche le long du tronc, avec une agilité d'écureuil. Il part, il frappe des pieds, des mains, et le voila qui monte, monte... et disparaît dans les branchages... Bientôt vous le revoyez à la cime oscillante du sapin, c'est à dire à vingt-cinq ou trente mètres du sol. Et comme arrivé là il pourrait croire que vous doutez encore de son intrépide assurance:
- Tenez-vous le pari de vingt sous que je fait Jacquemart tout en haut? (5) criera-t-il.
- Je tiens!
Et notre homme ayant découronné le grand arbre d'un coup de cognée, se plantera tranquillement au bout, les deux bras écartés...
Ça l'amuse; et il gagne le pari, qu'il tiendra de plus belle, s'il vous plait encore de le voir en équilibre, la tête là où il avait tout à l'heure les pieds, et les pieds en télégraphe.
Mon Dieu, il faut bien rire un peu!... Mais le bûcheron est bientôt rappelé au sérieux de son rôle. Il ébranche, les rameaux tombent; puis le tronc est couché à son tour. En quelques lieux ce tronc est conduit tout d'un bloc, par glissements sur les pentes, aux scieurs de long, qui ont leur atelier mécanique installé au dessous des barrages des ruisseaux, ou qui sont venus avec leurs outils, pour opérer à bras sur les lieux mêmes... Et les voilà aussi à l'oeuvre ceux-là; Equarissant, marquant au cordon noirci les futurs traits de scie, montant le bloc sur le chevalet, où la chaîne et le coin le retiennent. Et tout le long du jour, l'un tirant d'en haut, l'autre tirant d'en bas, ils s'escriment du buste et des bras. Rude tâche, non moins monotone.
Du grand corps abattu, le plus souvent tout se dépèce; des lambeaux, le bûcheron a chargé la schlitte, dont il graisse les deux semelles pour qu'elles glissent mieux sur le chemin de bois qu'elle doit suivre... Et il part, placé au devant du traîneau, dont il n'a presque toujours qu'à modérer la marche. Il va se cramponnant, se roidissant, jouant à la fois le rôle de guide et de frein. Quelquefois, sur les bonnes voies, sur celles où la pente est modérée, la course est comme affolée, parce qu'il n'y a rien à craindre, le schlitteur court en quelque sorte devant sa schlitte qui file en jetant aux échos du vallon un léger et joyeux sifflement; mais que l'inclinaison s'accuse davantage, alors une vraie lutte s'engage entre le traîneau, qui veut courir et l'homme, qui s'oppose à son périlleux élan; alors s'entend un long et comme douloureux grincement, qui semble être la plainte du heurt de ces deux volontés.
Ils vont, ils vont; ils arrivent au bas des pentes; ils franchissent les viaducs; ils atteignent enfin la route ou les écluses... Et leur fardeau laissé, schlitteur et schlitte, l'un portant l'autre, regagnent les hauteurs...
Et ainsi chaque jour jusqu'à ce que les neiges rendent le traînage impossible et renvoient au village, au hameau, le bûcheron qui, pour user fructueusement les mois d'hiver, tissera des étoffes communes, taillera des sabots, des jouets d'enfants, fabriquera des cuillers, des salières, des boîte à fromage... que sais-je?
Cherchez donc parmi les artisans urbains des hommes qui, selon le lieu et le moment, puissent faire preuve d'autant d'aptitudes diverses.
Donc le schlitteur personnifie par excellence non-seulement le bûcheron, mais encore l'artisan forestier: car, soumis à toutes les rudes conditions de l'existence exclusivement forestière, il témoigne de toutes les énergies, il a toutes les ingéniosités. Où que nous allions maintenant chercher, observer les industries de la forêt nous retrouverons épars les traits qui réunis composent la physionomie du schlitteur.

                                                                                                                        Eugène Muller.


(1) Cette émouvante étude est extraite de l'excellent volume publié à la librairie Ducrocq, sous le titre La Forêt, par notre collaborateur, Eugène Muller.
(2) A cause du traîneau, en allemand Schlitten, dont ces bûcherons se servent pour charrier les bois qu'ils ont abattus et débités.
(3) Eau-de-vie de grain et eau-de-vie de cerises.
(4) Les schlitteurs établissent, si l'on peut ainsi dire, de véritables chemins de fer en bois. On sait d'ailleurs que le chemin de fer proprement dit a son origine dans les systèmes analogues qui étaient autrefois employés pour le traînage dans les mines de houille.
(5) Allusions aux statues qui, en plusieurs pays, sont placées sur les clochers pour sonner les heures.

La Mosaïque, Revue pittoresque illustrée de tous les temps et de tous les pays, 1878.

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