jeudi 16 juillet 2015

Les buveurs de thé.

Les buveurs de thé.


Un soir où nous prenions le thé aux Jardies, chez M. de Balzac, qui, ne dépensant pas dans ses romans tout ce qu'il avait de romanesque dans son imagination, gardait le surplus pour la causerie, il nous annonça que, pour la première fois de notre vie, nous allions prendre un thé véritable, du thé impérial, en un mot, du thé!
Comme je lui objectais timidement, qu'ayant résidé assez longtemps en Angleterre, je n'étais pas tout à fais étranger à cette boisson essentiellement britannique, il leva doucement les épaules, avec une expression de pitié sympathique;
- Les Anglais croient prendre du thé, me dit-il, et c'est là une de leurs illusions. Ils n'ont que la seconde décoction d'une herbe grossière qui a déjà servie à désaltérer par son premier bouillon les dernières classes de la société chinoise.
Tout aussitôt et avec son enthousiasme et son entrain ordinaire, il commença à célébrer l'excellence et la supériorité du thé sur lequel il versait en ce moment de l'eau bouillante.
C'était un thé récolté dans les jardins impériaux. Il avait été cueilli par les doigts blancs et roses de jeunes vierges. Elles avaient fait cette opération importante dans le premier quartier de la lune, au lever du soleil, au bruit d'une douce musique. La grande caravane l'avait apporté par terre en Russie. C'était M. de Nesselrode qui en avait envoyé une petite provision à M. de Balzac.
Je ne demandai point à Balzac ce que le premier quartier de la lune, les doigts blancs et roses des jeunes filles chinoises, semblables sans doute à celles de la Grande Digue, dont "la taille si souple humiliait, selon le poëte, la souplesse des saules," le lever du soleil et les accents plus ou moins mélodieux d'un orchestre chinois, illustré de tam-tam, pouvaient ajouter à l'excellence du thé. Je connaissais son faible. Rien n'arrivait chez lui par des voies ordinaires. Il mettait du roman dans tout, même dans les fournitures de sa maison. Son vin de Johannisberg lui venait des caves de M. de Metternich, et il n'y avait que lui au monde qui partageât avec les têtes couronnées l'honneur d'avoir cet excellent vin à offrir à ses amis. Son café de Moka lui avait été envoyé en droiture par l'émir de la Mecque. Vous voyez bien qu'il fallait absolument que son thé impérial fût tout au moins un présent du comte de Nesselrode, et provint du jardin du Fils du ciel.
Si cette préface n'améliorait point son thé, elle ne le gâtait pas. Il était de première qualité. La théière de métal anglais était appropriée à l'usage auquel elle servait; l'eau, circonstance de la plus haute importance, était bouillante. Nous pûmes donc, sans charger notre conscience du plus léger mensonge, faire l'éloge du thé que nous buvions, absolument comme s'il avait été cueilli dans le jardin de l'empereur de Chine.
Le thé est d'un usage immémorial en Chine. Mais ce n'est qu'au seizième siècle, et presque en même temps que le café, le cacao et le tabac, que le thé commença à paraître en France et dans le reste de l'Europe. Un historien, Lemontey, dans son Histoire de la régence de Louis XV, a fait remarquer que c'est un accident inouï que quatre productions exotiques, toutes d'une substance chaude et stimulante, soient entrées simultanément dans le régime des peuples européens, et il attribue à cette circonstance la substitution des épidémies catarrhales aux épidémies cutanées, substitution qu'on remarqua dès le dix-huitième siècle. Nous renvoyons la solution de ce problème aux physiologistes et aux médecins. Nous nous contenterons de faire remarquer qu'il se fit comme un partage de trois de ces substances entre trois peuples. Le cacao ou le chocolat fut espagnol, le café fut français, le thé fut anglais; quant au tabac, il est devenu cosmopolite.
On a cru longtemps que les diverses sortes de thé provenaient de deux espèces différentes du genre thea, le thea bohea et le thea viridis.On établissait la distinction des deux espèces sur ce que la première à neuf pétales, tandis que la deuxième n'en a que six. Mais on a reconnu que le nombre des pétales, étant extrêmement variable, ne peut servir de caractère. Les botanistes s'accordent aujourd'hui à ne reconnaître qu'un seul thé comme genre dans lequel entent toutes les variétés. Ces variétés paraissent tenir surtout à l'âge auquel on cueille les feuilles et au mode qu'on emploie pour leur dessiccation. On cueille les feuilles de thé à plusieurs époques de l'année; celles de la première récolte, qui sont les plus petites, sont les plus estimées. Les feuilles, dès qu'elles sont cueillies, sont trempées dans l'eau bouillante, et c'est probablement de cette usage que Balzac tire son historiette sur l'illusion des Anglais buvant du thé de seconde main. Quand cette immersion les a ramollies, on les roule avec les mains sur des nattes, espérons que ces mains  sont aussi blanches et surtout aussi propres que Balzac les a rêvées. Cette opération a pour objet d'ôter aux feuilles une partie de leur suc qui a, dit-on, des propriétés malfaisantes. Après avoir répété cette opération plusieurs fois, on les jette sur des poêles en fer que l'on chauffe afin de les sécher. C'est dans cet état que le thé est livré au commerce dans des boîtes vernissées et garnies intérieurement de plomb. On distingue alors deux espèces de thés, le thé vert et le thé noir, qui comptent un grand nombre de variétés. Parmi les thés verts, ainsi appelés à cause de leurs couleurs, le thé cheyswen ou hysven est très-estimé. On le distingue à ses feuilles roulées dans le sens longitudinal, à son vert sombre tirant sur le bleuâtre, et à sa saveur astringente. Le thé schulang, plus estimé encore,  ne saurait guère être distingué du précédent que par la supériorité de son parfum. Le thé perlé est ramassé sur lui-même, et comme arrondi, il exhale l'odeur du thé schulang. Le thé bou (thé noir, thé sao-tchaou) est brun et tirant sur le noir; il est plus léger, plus grêle et d'une odeur moins agréable que le thé hyswen. Le mot même de thé nous est venu du patois qui se parle à Tsuen-Tcheou et à Tchang-Tcheou-fou dans la province de To-Kien. Dans le reste de l'empire on l'appelle tcha.
Il n'y a pas très-longtemps que l'usage du thé s'est répandu dans nos salons. Il ne fut d'abord admis en France qu'à titre de boisson médicinale, et l'idée d'une tasse de thé se liait fatalement à l'idée d'une indigestion. J'ose à peine le dire, de peur que ce blasphème ne tombe sous les yeux d'un lecteur anglais, pendant longtemps le thé ne fut admis en France qu'à titre de drogue. On en trouve encore l'usage indiqué dans les traités de médecine, "surtout pour les individus replets et d'une constitution molle, dans le cas de mauvaise digestion". Il faut convenir, amour propre national à part, qu'il y a vingt-cinq ans on faisait fort mal le thé dans la plupart des maisons de Paris, presque aussi mal qu'on faisait, à la même époque, le café à Londres.





Mais, lorsque l'esprit d'imitation tourna les regards de la France vers l'Angleterre, le thé passa le détroit comme la redingote (riding coat), comme le turf, comme le jockey-club et les clubs de toute nature, comme les libres penseurs (free thinkers), comme les races des chevaux de course, comme les durhams, comme la race des chiens de chasse anglais, les pointers, devant lesquels ont presque disparu nos braques, qui valaient mieux; comme l'usage de mettre les enfants presque nus l'hiver, comme les rout et les steeple-chase, comme la dénomination de rails, de rails-way, de steam-boats, de square, etc., etc., sans oublier le système des deux chambres et le gouvernement parlementaire.
Je me hâte de dire que le thé est un des meilleurs emprunts que nous ayons fait à nos voisins d'outre-Manche. Pour eux la préparation du thé est une des affaires importantes de la journée; c'est presque une question d'état. "On ne devrait pas dire la préparation du thé, me faisait observer un jour le fils de Sedaine, qui avait beaucoup vécu avec les Anglais; on devrait dire la consécration du thé. Quand cette importante cérémonie va commencer, il se fait un silence dans la famille. Les hommes se recueillent, et les femmes laissent reposer leurs aiguilles et leurs langues. Tous les problèmes de la politique disparaissent devant cet unique problème: l'eau est-elle bien bouillante?"
Il est juste de reconnaître que cette ébullition de l'eau est quelque chose de capital dans la confection du thé. Je me souviens qu'un vieux marchand anglais de la rue de Rivoli, ce n'est pas une réclame, le digne homme est mort et son magasin est fermé, ne vendait jamais une once de thé à un acheteur sans ajouter cette recommandation, si le chaland était français: "Surtout de l'eau bien bouillante!" Ce marchand était un artiste à sa manière. Il connaissait notre faible; il ne voulait pas que le thé sorti de son magasin fut déshonoré par une immersion d'eau presque tiède.
Le thé en Angleterre est, avec la bière, la boisson nationale. Tout le monde prend son thé, le riche comme le pauvre, et les colons anglais qui ont quitté leur pays natal pour peupler les vertes solitudes de l'Amérique, maintenant ensanglantées par une terrible lutte, ont emporté ce goût avec eux. C'est un impôt mis sur le thé, vous vous le rappelez qui provoqua l'insurrection des Etats-Unis et la séparation de la colonie de la métropole.
Tout le monde en Angleterre prend le thé, ai-je dit, mais tout le monde ne le prend pas de même. Dans la haute société, le thé n'est pas un repas; on le boit au repas du matin, en mangeant des tranches de viandes froides placés sur les buffets et que les convives vont chercher eux-mêmes, car il n'est pas d'usage, surtout dans la vie de château, que les domestiques soient présents pendant ce premier repas. On n'y sert ni vin, ni eau, ni bière. Le café et le thé, voilà la seule boisson. Pour les petites gens, le thé compose à lui seul les deux premiers repas de la journée, et sert en même temps de souper. Je me rappellerai toujours l'étonnement profond dont je fus saisi la première fois que je passai le détroit et que je m'arrêtai dans un hôtel de Douvres. J'avais ouï dire que les Anglais ne mangeaient pas de pain, et l'exiguïté des morceaux que l'on sert à table est bien faite pour accréditer cette opinion. Quelle fut donc ma surprise en assistant au dîner d'une commère anglaise, qui me rappela par la largeur de son envergure les joyeuses commères de Windsor! Le waiter lui servit une première théière de thé accompagnée d'une pyramide de tartines de beurre entassées sur une assiette. Le second service se composa d'une nouvelle théière et d'une nouvelle pyramide de tartines. Je craignais pour le Gargantua femelle une attaque d'apoplexie, lorsque je l'entendis demander une troisième pyramide de tartines avec une troisième théière. Tout disparut dans le gouffre. Et l'on dira que les Anglais ne mangent pas de pain! Ma voisine avait certainement absorbé la moitié d'un pain de quatre livres!
Le soir, dans de grands dîners anglais, il y a un moment où la maîtresse de maison donne, en se levant, le signal du départ; mais ce signal n'est suivi que par les personnes de son sexe, qui se retirent avec elle. Le maître de maison prend son assiette et son verre et va se placer auprès de la personne à laquelle il veut témoigner une considération particulière; les autres convives se rapprochent les uns des autres de manière à combler les vides qu'a laissés la retraite de la partie féminine de la société. Alors commence, pour ne plus être interrompue, une conversation bruyante, animée, souvent intéressante, et avec laquelle coïncide la circulation de quatre flacons de cristal contenant des liqueurs que chacun, après avoir rempli son verre, passe à son voisin. Cette conversation roule sur les chasses, sur les courses, qui, en Angleterre, sont une affaire, sur les intérêts locaux, souvent sur la politique, et alors on y trouve comme un retentissement des grands débats parlementaires. Le talent et la chaleur qui règnent dans ces discussions imitent les discoureurs aux luttes des assemblées.
Il ne faut pas demander où les Anglais apprennent à discuter; c'est à table; la salle à manger devient le vestibule du parlement. Le dessert se prolonge ainsi environ pendant trois quarts d'heure ou une heure. Les femmes sont au salon. La maîtresse de maison ou sa fille a préparé le thé, grave opération! Les dames le prennent, en attendant la fin des conversations, que les hommes prolongent dans la salle à manger, ils arrivent un à un dans le salon. Ils prennent une tasse de café qui risque fort d'être froid, car il a été servi au moment où les domestiques ont annoncé aux convives qu'on allait le verser, et ceux-ci ne se sont pas pressés de venir. Le plus souvent, ils préfèrent recevoir de la main de la maîtresse, à moins que ce ne soit celle de sa fille, une tasse de café très-chaud et très-fort.
Dieu merci, en empruntant le thé aux Anglais, nous ne leur avons pas emprunté leurs mœurs, et cet aparté des hommes prolongeant le dessert en buvant des liqueurs dans la salle à manger, tandis que les femmes, formant un autre aparté, boivent le thé dans le salon. Malheureux que je suis, j'oubliais les délices du fumoir, dans lequel le sexe barbu se réfugie au sortir de table pour faire acte de toute-puissance! Chez nous aussi, c'est la fille de la maîtresse de maison qui offre les tasses de thé aux personnes présentes, en leur laissant le plus souvent le soin de mettre le sucre dans la tasse, à l'aide d'une pince assez incommode. Cette pince me rappelle une histoire que j'ai entendu raconter par le fils d'un ancien émigré. Son père, gentilhomme de bonne souche, avait été invité à prendre le thé chez une femme d'un riche banquier de Londres, c'était une Anglaise pur sang, very particular, très-particulière. Quand on présenta le sucrier au gentilhomme français, il ne put se servir de la pince à l'usage de laquelle il n'était pas habitué, il prit tout simplement deux morceaux se sucre avec ses doigts, en ayant soin de ne pas toucher aux autres morceaux. La maîtresse de maison ne dit rien, mais elle sonna à rompre le cordon de la sonnette. Un domestique en grande livrée entra.
- John, dit-elle, ouvrez la fenêtre et jetez ce sucre.
Le domestique, docile comme un ressort et à peu près aussi intelligent, ouvrit la fenêtre et jeta le sucre. Un regard flamboyant de la maîtresse de maison, attaché sur l'émigré, lui apprit que c'était à lui que cette leçon de civilité puérile et honnête était destinée. Il ne dit mot et continua à déguster flegmatiquement son thé qu'il trouvait excellent. Quand il eut fini, il se dirigea lentement vers la croisée, l'ouvrit, et, lançant gravement sa tasse et sa soucoupe dans l'espace, il revint se placer devant la cheminée.
- Eh! monsieur, que faites-vous là? s'écria la maîtresse de maison avec un geste de désespoir en voyant ainsi son superbe cabaret dépareillé.
- J'envoie, madame, ma soucoupe et ma tasse rejoindre le sucre. Si j'ai profané votre sucrier en y mettant les doigts, c'est bien pis pour la tasse où j'ai mis mes lèvres.
La leçon était bonne. Tout Anglaise renforcée qu'elle fût, la maîtresse de maison l'accepta.
Permettez-moi, en finissant, d'inscrire ici quelque aphorismes que j'ai recueillis dans la conversation d'un buveur de thé émérite.
Premier aphorisme: le thé est de toutes les boissons celle qui réchauffe le plus en hiver.
Deuxième aphorisme: le thé est de toutes les boissons celle qui rafraîchit le plus en été.
Troisième aphorisme: le thé est excellent aux hommes de grand appétit, parce qu'il les aide à digérer la nourriture substantielle qu'ils prennent.
Quatrième aphorisme:le thé n'est pas moins bon pour les petits mangeurs, parce qu'il supplée à la nourriture qu'ils ne peuvent prendre.
Conclusion: Prenez du thé.
Pour être vrai jusqu'au bout, je dois convenir qu'on se sert d'arguments  absolument analogues pour dire en Orient:" Prenez du café," et en Espagne: "Prenez du chocolat!" Lagingeole disait: "Prenez mon ours!"

                                                                                                                       Félix- Henri.

La Semaine des Familles, 1864-1865.

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