dimanche 26 juillet 2015

Le voyage des cloches à Rome.

Le voyage des cloches à Rome.


"Grand'mère! grand'mère! m'écriai-je, voici le marchand de gâteaux; viens vite! j'ai été sage."
J'entendais, en effet, au loin, dans la rue du village, la claquette du pâtissier; et il ne venait pas lentement comme chaque jour; comme chaque jour, il ne s'arrêtait pas de porte en porte; la claquette, aux battements si mal assurés d'ordinaire, n'alternait plus avec le cri tremblotant du bonhomme; elle frappait fort et sans cesse. Les petits gâteaux venaient droit à moi, leur plus constant ami, et je me disais tout joyeux: "Nul ne les arrête au passage, nul ne me prendra celui que je préfère."
Mais à mesure que le bruit approchait, un doute cruel grandissait dans ma tête: mon vieux marchand n'avait ni une démarche aussi précipitée, ni un bras aussi ferme.
"Mon Dieu, me disais-je, si ce n'était pas lui? Ne viendrait-il plus? Serait-ce maintenant un autre à sa place, et au lieu de mes bons petits gâteaux dorés, les mauvais gâteaux de tout le monde?"
Il me prenait envie de bouder les nouveaux venus: et cependant, c'étaient toujours des gâteaux. ils approchaient....
"Grand'mère! grand'mère!" 
Et, traversant la cour à la hâte, je me lançai hors du logis...
Hélas! mon bonheur avait été trop grand pour ne pas cacher une déception cruelle: point de gâteaux! point de marchand jeune ou vieux!... Un enfant de chœur en costume, portant une immense crécelle parcourait la rue en s'arrêtant un instant à chaque porte; et, soit qu'il rendit hommage à mon aïeule, soit qu'il voulut ajouter le sarcasme à la mystification, il fit devant moi sa pause la plus longue et son tapage le plus acharné.
Je rentrai au logis, trépignant de rage, et j'allai me jeter dans les bras de ma grand'mère.
- Le méchant!, m'écriai-je, il l'a fait pour se moquer de moi!
Et je me mis à verser de grosses larmes.
- Cher petit! me dit mon aïeule en tirant de son grand sac un bonbon qui me calma soudain; l'enfant de chœur ne pensait pas à toi; oublies-tu donc que nous sommes au JEUDI SAINT ? Nous n'avons plus de cloche, il venait nous annoncer l'heure des vêpres.
- Comment, grand'mère, plus de cloche? Je l'ai entendue ce matin.
- Ce matin, mais ce soir, elle s'en est allée.
- Où donc, grand'mère?
- A Rome, mon enfant.
- A Rome! et pourquoi?
- Parce qu'elle y va chaque année le jeudi saint.
- Et pourquoi faire?
- Ah! bien des choses. Elle va voir le Saint-Père.
- Et les autres?
- Comment les autres?
- Les cloches de la ville, des autres églises?
- Elles y vont aussi.
- Quoi, toutes?
- Oui, toutes.
- Oh! grand'mère! dis-je en souriant... Mais, ajoutais-je avec inquiétude, quand reviendront-elles?
- La VEILLE DE PÂQUES, à midi, et elles sonneront bien fort pour rattraper le temps perdu.
- Oh! tant mieux. Je pourrai reconnaître le marchand de gâteaux.
Et ma grand'mère, achevant d'essuyer mes larmes par un gros baiser, me prit par la main et m'emmena à vêpres.
Chaque année, depuis lors, quand venait le jeudi saint, je me rappelai la crécelle de l'enfant de chœur, mes petits gâteaux et le départ de la cloche. Bien des fois, je regardais naïvement entre les ouvertures du clocher pour vois si la place était vide, j'ai demandé au sacristain, au bedeau, à la donneuse d'eau bénite où allaient les cloches je jeudi saint; tous me répondaient: "Elles vont à Rome."
Un jour même, il m'en souvient, le curé du village vint visiter mon aïeule. "Monsieur le curé, lui dis-je de mon air le plus câlin et le plus incrédule, est-ce vrai que notre cloche...?"
Le bon prêtre se mit à sourire. "Oui, mon enfant, me répondit-il, notre cloche est à Rome."
Plus tard, quand j'ai pu comprendre bien d'autres traditions populaires, j'ai cherché à savoir l'origine et le sens de celle-ci. Nul, même à Paris, n'a pu m'apprendre autre chose que ce que m'avait appris ma grand'mère. 
Y songez-vous, d'ailleurs, vous tous qui habitez la grande ville? Savez-vous ce que c'est qu'une cloche? Entendez-vous quelquefois cette grande voix d'airain qui porte les avertissements du Seigneur, et pouvez-vous un jour dans l'année vous apercevoir de son silence? Non! vous qui, pas un instant, ne vivez sans bruit, vous ne savez pas ce qu'il y a de solennel au village dans ce silence de deux longues journées.
Là-bas, la cloche bat sans cesse comme l'artère au cœur de l'homme; elle salue le soleil quand il arrive et lorsqu'il disparaît; joyeuse et vive, elle couvre les premiers vagissements du nouveau-né; lente et lugubre, elle alterne avec les derniers soupirs de l'agonisant; aux travailleurs des champs, elle signale l'heure de la peine et le moment du repos; partout elle nous parle, partout elle nous accompagne, partout et toujours, on l'entend.
Et soudain, un jour, elle se tait; il manque en un instant aux harmonies de la nature cette note vibrante qui les domine et qui les vivifie; tout devient silencieux comme la tombe, lugubre comme la fête que célèbre l'Eglise; au lieu de la cloche du matin, le coq seul chante, le coq, à la voix duquel Pierre renia le Christ; au lieu de la cloche du soir, retentit seul dans les airs le cri sinistre de l'oiseau des sépulcres, échos des dernières paroles du Sauveur expirant: "Eli, Eli, lamna Sabachtani?"
La cloche s'est tue; toutes ont fait silence, et dès que la Seigneur va mourir, organes de la parole divine, elles se rendent auprès du représentant du seigneur.
Les cloches vont à Rome!
Venez, venez avec moi au faite du temple... Les cloches s'ébranlent, leurs liens de détachent d'eux-mêmes, les murailles leur livrent passage, elles partent... Oh! partons avec elles, prenons place dans ce véhicule nouveau; allons, et que Dieu nous protège!...
Déjà le temple est bien loin, puis la ville, puis la terre; nous voici au milieu de l'espace, toujours nous élevant vers cette voûte immense qui toujours s'élève; seuls au milieu du silence, oh! comme notre course est précipitée! La lumière, la pensée, ne peuvent s'élancer plus rapides; et là-bas, sous nos pieds, les villes courent, comme effrayées, se cacher derrière l'horizon.
Voyez de toutes parts ces points noirs qui quittent la terre comme une nuée d'oiseaux voyageurs, et qui grandissent en s'approchant de nous. Le nombre en est infini; sous leurs rangs pressés et sombres, la terre a disparu... les cloches! toutes les cloches!
Celles-ci pesantes et majestueuses comme l'aigle aux grandes ailes ou comme le roc de nos contes; celles-là frêles  et sautillante comme l'alouette ou le roitelet. Oh! les bourdons des grandes villes, les cloches argentées des manoirs, les cloches de fer des hameaux, les vieux beffrois verdis d'oxyde, les carillons bavards des villes flamandes, les cloches bien-aimées de Quasimodo et celles de Trotty-Weeck! Et là-bas, là-bas, bonne grand'mère, je la reconnais... la cloche fêlée de notre village!... Oh! mes gâteaux et ma crécelle de l'enfant de chœur.
Et tout cela s'élance! Cette immense migration de métal vole sans hésiter vers le même but... Rome! A chaque seconde, le nombre s'accroît, les rangs se multiplient; et le soleil descend à l'horizon, la terre s'obscurcit, la lumière un instant encore vacille dans l'espace, puis s'éteint. Le sifflement de l'air nous dit seul maintenant que nous courons toujours.
Enfin retentit un choc terrible... nous nous arrêtons; Rome est là! Et venues de tous les points du globe, toutes les cloches chrétiennes se rencontrent au même instant, se heurtent, s'accumulent et forment au-dessus de la ville sainte et des nuages une pyramide incommensurable dont le sommet touche au firmament.
Et là, elles assistent aux prières; là, elles entendent les litanies lugubres; là enfin, elles recueillent cette bénédiction solennelle que le pontife octroie à la ville et au monde, urbi et orbi. Puis, émissaires fidèles et rapides, elles s'en retournent, répandant sur leur passage la bénédiction qu'elles ont reçue et annoncent bruyamment aux fidèles le grand jour de la résurrection.

                                                                                                                       Germond de Lavigne.

La Mosaïque, Revue pittoresque illustrée de tous les temps et de tous les pays, 1878.

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