lundi 13 juillet 2015

La bénédiction des raisins.

La bénédiction des raisins.


Dans les premiers siècles de l'Eglise, alors que les apôtres de la Gaule engageaient la lutte contre le paganisme des campagnes, la vérité n'éblouit pas toujours du premier coup les âmes. Ce fut pied à pied que l'Eglise gagna le terrain que la superstition et le polythéisme avaient envahi. Les évêques et les moines se trouvaient en face d'une population très attachée à ses réjouissances et à ses fêtes. Fallait-il condamner cet attachement? Pleins de condescendance pour les humbles et les pauvres, les propagateurs de l’Évangile ne crurent pas devoir sevrer les nouveaux convertis des divertissements légitimes. En agissant de la sorte, ils obéissaient aux prescriptions de saint Grégoire le grand: "Ne supprimez pas les festins que font les Bretons dans les sacrifices qu'ils font à leurs dieux, avait dit l'illustre pontife à ses missionnaires, transportez-les seulement au jour de la Dédicace des Eglises ou de la fête des Martyrs afin que, conservant quelques-unes des joies bruyantes d'autrefois, ils soient plus amenés à goûter les joies spirituelles de la foi chrétienne."
Ce langage de saint Grégoire le Grand révélait une grande connaissance du cœur humain. Au lieu de proscrire les fêtes, l'Eglise les encouragea. C'est ainsi que la plupart de nos solennités religieuses se prolongèrent, pour ainsi dire, dans la vie sociale des peuples. Aux cérémonies liturgiques s'ajoutèrent des divertissements profanes, inspirés et dirigés par l'Eglise elle-même. L'Eglise présidait à toutes les joies.
C'est au XVIe siècle seulement que ce régime fut entamé. Les protestants firent tout à la fois la guerre aux dogmes et aux fêtes. Un voile de tristesse funèbre enveloppa tout à coup les esprits subjugués par Luther, par Calvin et par Knox. Les chefs de la réforme proscrivirent les chants, les jeux et les danses. Après avoir dévasté les temples, ils dévastèrent les âmes. Chez nous, le jansénisme essaya de nous associer à ce deuil, et, dans plusieurs contrées, il ne réussit que trop bien à faire du peuple le plus spirituel de la terre le peuple le plus renfrogné et le plus morose. Mais, grâce à Dieu, cette influence fut de courte durée, et le caractère national ne subit pas une sérieuse atteinte. Ce qui le prouve, c'est que, dans maintes de nos provinces, survivent encore de nombreuses coutumes qui témoignent de la vitalité des mœurs chrétiennes. Là où les fêtes déclinent, le rôle des curés et des châtelains est, ce nous semble, de réveiller le souvenir de ces antiques réjouissances, de cette liturgie extra-canonique, de ces rites aimables que l'Eglise protégeait pour nous aider, suivant l'auguste expression de Bossuet, "à gravir le rude sentier," et que la mômerie protestante voulut abolir. En participant à des fêtes organisées par l'Eglise, les paysans apprendront à aimer davantage "cette bonne Mère qui, comme le dit un jour Michelet, pleine de condescendance pour ses fils, les laisse joyeusement batifoler sur ses genoux".
De même que les Israélites, les vignerons avaient autrefois l'usage d'offrir à Dieu les prémices de leur récolte. La réforme et la Révolution tournèrent en dérision cette coutume et la prohibèrent; mais, en dépit de l'opposition suscitée encore de nos jours par les adversaires des vieilles traditions religieuses, dans beaucoup de contrées, au moment des vendanges, les paysans vont à l'église faire bénir les premiers raisins de leurs vignes. Cette offrande, dite du "Biot", est particulièrement à l'honneur dans le Jura, aux environs d'Arbois. La cérémonie est des plus touchantes. Le Biot est porté par quatre vigoureux vignerons; de chaque côté du cortège, quatre honorables propriétaires portent des emblèmes qui représentent les armes de la ville d'Arbois enguirlandés de pampres et de raisins.
Derrière le Biot s'avance toute la population du pays. Quand M. Pasteur, originaire, comme on le sait, de la ville d'Arbois, se trouvait en villégiature dans le Jura, il ne manquait jamais d'assister à cette solennité rustique. Au cours de l'automne de 1883, on le vit marcher en tête de l'escorte, accompagné du président de la Société de viticulture et d'horticulture d'Arbois. A la suite défilait une escorte de vieux vignerons, types de l'honneur et du travail; enfin une masse imposante d'hommes de tout âge et de toute condition fermait le cortège. Une messe est célébrée par le curé de la paroisse, qui procède ensuite à la bénédiction du Biot. A l’Évangile, un prêtre monte en chaire et adresse aux vignerons quelques paroles d'édification.
Au moment des vendanges, dans certains cantons de Bourgogne, les marguilliers ou le sacristain vont chez les vignerons recueillir les offrandes de vin destinées au curé. Cette dîme volontaire n'est refusée, pour ainsi dire, par personne. Les statuts diocésains font un devoir au pasteur de ne pas décliner une ressource consacrée par la tradition. C'est dans le canton de Meursault (Côte d'Or) que les quêtes de la Passion se sont le mieux conservées. Pendant la période aiguë de la persécution religieuse (1880 à 1886), quelques magistrats municipaux, croyant faire leur cour au gouvernement, essayèrent d'abolir la coutume. A Bligny-sous-Beaune, par exemple, le maire interdit la quête que le curé et les religieuses faisaient dans les paroisses au temps des vendanges. Le curé, fort de son droit, envoya comme d'usage son bedeau recueilli le vin dans les pressoirs. Plusieurs procès-verbaux furent dressés. Mais le ministère public, après avoir examiné l'affaire, refusa de poursuivre; et le commissaire de police fit savoir au curé que les quêtes de la Passion n'avaient désormais rien à craindre.
A Vevey, dans le canton de Vaud (Suisse), on célèbre tous les quinze ans la fête des vignerons. Cette fête fut instituée par les religieuses du couvent de Haut-Cret, qui défrichèrent les rochers des environs de Vevey et y plantèrent la vigne, aujourd'hui la principale ressource du pays. Pour récompenser les vignerons de leur labeur, les bons moines imaginèrent de les rassembler à Vevey chaque année et de leur accorder le plaisir d'une procession dans la ville, procession accompagnée de chants sacré et profanes, en patois du pays. Le protestantisme voulut supprimer cette solennité joyeuse; mais les bonnes gens de Vevey résistèrent, et c'est ainsi que dans un pays calviniste, nous assistons à cette étrange anomalie du maintien d'une confrérie d'origine catholique, qui, depuis des siècles, continue à fonctionner sous le nom d'abbaye des vignerons avec cette devise: Ora et labora. Quand la procession se met en marche, en tête du cortège s'avancent: M. l'abbé, le conseil, le secrétaire, le constable, le prieur, le cellérier de l'abbaye, etc.
Un vénérable moine bénédictin du XVIe siècle, dom Claude Fauchet, prieur d'Auteuil-en-Valois et "aumonier du roi", a consacré un poème à la description des Plaisirs des champs. Les vendanges y figurent naturellement en bonne place. Voici le "mesnager", qui, présageant le beau temps, retient ses vendangeurs pour le lendemain; voici le "conducteur" de la joyeuse bande, qui assigne à chacun sa tâche, surveillant les filles qui "friandes de nature" et "gloutes", cueillent des raisins, et

N'en séparent point trois, qu'ils ne mangent des deux,

tandis que

Le hotteur va et vient, gaillardement chantant,

Le repas de midi sépare en deux la journée, qui se prolonge jusqu'à la nuit:

Aussitôt vous voyez chacun trousser bagage
Et le panier au bras retourner au village.
Les filles d'un costé se prennent par la main, 
Et chantent sans chommer la chanson en chemin.

Sous ce rapport, rien n'est changé depuis trois siècles. On chante toujours. Voici quelques couplets recueillis par l'un de nos amis:

La vendange pour la jeunesse
Est le rendez-vous des plaisirs
Elle égaye encore la vieillesse
par d'agréables souvenirs.

Voyez la vieille qui grappille,
Riant, admirant ses enfants.
J'étais gentille,
J'étais gentille,
Dans mon temps.

Mais à présent comme tout change!
Jeunes filles, jeunes garçons,
A vous de faire la vendange
Du bon vin et des vignerons.

La ronde suivante est aussi très souvent chantée. La mélodie rappelle la formule psalmodique du huitième ton, bien connue de tous nos chantres d'église.



Les Fêtes de nos Péres, Oscar Havard, Tours, Mame, 1898.

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