samedi 6 juin 2015

Siège d'Agria par les Ottomans.

Siège d'Agria par les Ottomans.


Agria est une ville de Hongrie, fondée en 1010 par le roi saint Etienne, à l'entrée des monts de Matra, dans une charmante vallée entourée de collines plantées de vignes. Aujourd'hui son nom est Erlau. 
En 1552, année du siège qu'elle eut à soutenir, cette ville était protégée par une citadelle, aux pieds de laquelle elle s'étendait dans la plaine. Primitivement, Agria avait été plutôt une sorte de ville royale; mais, dans la suite des temps, la nécessité et les avantages de sa position la transformèrent en forteresse.
Soliman 1er, un des plus grands sultans des Ottomans, régnait depuis 1520, à la place de son père, Sélim 1er. On a dit qu'il eut toutes les vertus de ses prédécesseurs sans en avoir les défauts: plein de valeur sur le champ de bataille, de prudence et de sagesse dans l'administration, de générosité et de libéralité envers ses ennemis eux-mêmes, de justice pour ses sujets. Son peuple lui décerna le nom de Kanouni, le législateur, et l'histoire celui de Grand ou de Magnifique. Pendant son règne de quarante-six ans, les lettres, les sciences et les arts fleurirent plus qu'en aucun autre temps, et les succès presque continuels des armes ottomanes portèrent au loin la terreur de son nom.
Cependant Soliman vit un jour ses troupes échouer devant une petite ville de Hongrie. En bon musulman, il avait la haine du nom chrétien, le fanatisme du mahométisme, et cet esprit de prosélytisme armé dont le Prophète fit un dogme de sa religion. Dès les premières années de son règne, il avait lancé ses soldats contre l'Autriche, et la Hongrie avait été le théâtre de sanglantes rencontres: Belgrade était tombée entre ses mains, ainsi que Varadin, Bude, Strigonie, Alberoyale; les chrétiens furent battus à Mohacs. Les suspensions d'armes, les traités de paix, laissaient respirer un instant les deux partis; mais une paix durable était impossible.
Le 7 septembre 1551, Soliman ouvrait une nouvelle campagne contre la Hongrie, et son général Mohammed, suivi de 80.000 hommes, passait le Danube à Peterwardein. Interrompues quelques mois par l'hiver, les hostilités reprirent en avril 1552: le second vizir, Ahmed-Pacha, continua le cours des succès des Ottomans. Le 9 septembre, il se présenta devant Agria, ou Erlau, et somma immédiatement le commandant, Dobo de Ronska, de lui rendre sa place. Le brave chrétien fit jeter dans les fers le porteur de la lettre et se disposa à une énergique résistance. Les Turcs ouvrirent immédiatement le feu: trois canons, mis en batterie sur la hauteur la plus rapprochée de la forteresse, et lançant des boulets de cinquante livres, donnèrent le signal. Bientôt des redoutes s'élèvent autour des murs, et les édifices principaux d'Erlau devinrent le point de mire de l'artillerie ennemie. Pour prévenir les ravages des canons ottomans, les assiégés couvrirent de peaux et de couvertures mouillées leurs magasins de blé et de fourrage, et ne cessèrent de boucher les brèches avec des tonneaux remplis de sable et de gazon. Le premier assaut fut donné le 29 septembre, jour de saint Michel, et trois fois repoussé; huit mille Turcs restèrent dans les fossés de la place. Dans la nuit du 4 octobre, le feu prit aux provisions de poudre renfermées dans un caveau de la cathédrale; l'édifice sauta ainsi que les deux moulins de la ville. Il ne restait plus, pour la défense, que vingt quatre barils de poudre. Dobo et Metskei, qui se partageaient le commandement, loin de se laisser abattre, enflammaient le courage de leurs concitoyens, refusaient tout ouverture de capitulation, et réparaient avec une persévérance héroïque les pertes qu'ils éprouvaient.
Ahmed-Pacha fit alors combler les fossés avec des sacs remplis de sable, et élever une plate-forme de bois dont la hauteur égalait les murs d'Erlau. Mais un ingénieur chrétien, Grégoire Bornemissa, déjoua tous ses plans; il fit remplir de seaux de poix, de soufre et de goudron, mêlés de copeaux et de paille trempés dans du suif, et les garnit au-dehors de pistolets chargés jusqu'à la gueule. Le soir venu, on y mit le feu et on les jeta dans les fossés. La forteresse turque s'enflamma; les Ottomans accoururent pour l'éteindre, mais les pistolets, éclatant dans toutes les directions, les forcent à s'enfuir. Bornemissa mit en usage tous les ressorts de son esprit inventif, et sema le carnage dans les rangs ennemis en y lançant des machines infernales.
Le 10 octobre, les Ottomans dirigèrent, contre les trois côtés de la ville, une attaque qui dura depuis le lever du soleil jusqu'à la tombée de la nuit. Le 12, nouvel assaut, qui devait être le dernier. Ahmed renonçait à poursuivre le siège si ses nouveaux efforts étaient infructueux. Il résolut donc de jeter toutes ses forces sur la ville. Aux cris de : Allah! Allah! les chrétiens répondirent par ceux de : Jésus et de Marie!... et l'action s'engagea. Les assiégés de tout âge et de tout sexe, enthousiasmés par les exhortations de Dobo, qu'une blessure, reçue dès le commencement de l'attaque, n'empêchait point de courir partout où sa présence était nécessaire, se réunirent pour défendre leurs foyers et leur religion; les femmes elles-mêmes se pressèrent sur les remparts et firent des prodiges de valeur; elles versaient sur les assaillants des seaux d'eau et d'huile bouillantes.
" Il y en eut deux, entre autres, raconte du Verdier, qui firent des actes dignes d'un autel. Le mari de l'une avoit esté tuée sur la brèche, sa mère luy dit qu'elle le fist emporter pour le mettre en terre; mais elle repartant avec une résolution nompareille: - Non, non, ma mère, il n'est pas temps de pleurer ny de faire des funérailles, il faut aller répandre le sang de nos ennemis et tirer raison de l'outrage que j'en ay receu. Disant cela, elle saisit le bouclier et l'épée de son mary, et, se jetant au travers des Turcs, ne se voulut jamais retirer qu'elle n'en eût fait mourir trois de sa main. L'autre n'est pas digne d'une moindre gloire: elle suivoit sa mère, qui portoit une grosse pierre sur sa teste pour assommer quelque ennemy; une volée de canon emporta cette mère; elle courut à la pierre, sans frémir à l'idée du sang dont elle estoit toute couverte, l'alla jeter dans la plus grande presse des Turcs, avec tant de force et de violence, qu'elle en tua deux."



Les Ottomans s'épuisaient en impuissants efforts: huit mille des leurs d'un côté, trois mille d'un autre, gisaient dans le sang; l'aga Mohamed avait péri. Les janissaires, vainement excités par leurs chefs, refusaient de marcher, protestant qu'aucun pouvoir humain ne saurait les déterminer à combattre contre le Tout-puissant, qui se déclarait pour les Hongrois. Ahmed fut obligé de faire retirer ses troupes dans son camp. Pendant six jours encore, il lança sur la ville des boulets, auxquels répondait l'artillerie des chrétiens. Enfin le 18 octobre, la neige et les pluies fournirent au général turc un prétexte pour lever le siège. Dans la nuit, on plia les tentes, l'artillerie fut mise sur les chariots; et le lendemain, les Ottomans étaient en pleine retraite. Les chrétiens ne laissèrent pas de les inquiéter dans leur fuite.
La joie des habitants d'Erlau fut sans bornes. Dobo rendit à Dieu de solennelles actions de grâces, et, des douze mille boulets ramassés dans la ville, il éleva un monument de victoire. Plusieurs années plus tard, en 1596, les Turcs se présentaient de nouveau devant Erlau; mais cette fois, moins heureux dans leur défense, les habitants voyaient l'ennemi s'emparer de leur ville. Erlau demeura soumise aux Ottomans jusqu'au 14 décembre 1687.

                                                                                                        Xavier de Corlan.

La Semaine des Familles, samedi 25 janvier 1870.

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