lundi 29 juin 2015

Origine de la chanson de Malbrouck.

Origine de la chanson de Malbrouck.


L'Académie des sciences morales et politiques s'est occupée, récemment, d'une curieuse et intéressante question: l'origine de la chanson de Malbrouck.
M. Charles Giraud rendait compte de l'instructif et consciencieux ouvrage de M. Rambosson, intitulé: Les Harmonies du son et les Instruments de musique (chez Firmin Didot). Ce volume, indépendamment de la partie doctrinale, contient plusieurs anecdotes, celle-ci entre autres:
"Pendant notre expédition d'Egypte, on n'avait négligé aucun moyen pour éblouir et séduire les indigènes. Les feux d'artifice, les aérostats n'ayant point produit l'effet attendu, on eut recours, sur le conseil de Monge, à l'action de la musique. Les Égyptiens écoutèrent les plus belles productions musicales sans témoigner le moindre enthousiasme. Monge, désappointé et exaspéré, ordonna un jour à l'orchestre de jouer l'air de Malbrouck. "C'est, disait-il, tout ce qu'ils méritent." Son étonnement fut grand en voyant les applaudissements éclater. La foule semblait transportée d'admiration."
Cette anecdote inspira diverses réflexions à plusieurs membres de l'Académie.
M. Henri Martin se demanda si l'enthousiasme des Égyptiens ne venait pas de se qu'ils reconnaissaient dans Malbrouck un air national. Cette cantilène n'est pas en effet sans quelque analogie avec les mélodies arabes dont Félicien David s'est fait parmi nous l'heureux vulgarisateur.
Selon M. Charles Giraud, il ne fallait pas aller chercher si loin l'origine de cette complainte. Elle est l'oeuvre de la spontanéité française. Pendant la nuit qui suivit la funeste bataille de Malplaquet, où Villars avait été grièvement blessé, le bruit couru dans le camp français que le général anglais Marlborough avait reçu le coup mortel. Aussitôt nos soldats improvisèrent, sur un air de leur façon, les couplets grotesques que l'on connait. Ces couplets se répandirent en Flandre et furent chantés par les paysans. C'est ce qui explique comment, lorsque plus tard on donna au Dauphin une nourrice flamande, celle-ci lui fredonna pour l'endormir la chanson de Marlborough, qui fut subitement adoptée et répétée par toute la cour.
Ces légendes paraissent assez invraisemblables à M. Louis Peisse. Il fait observer que l'air de Malbrouck se trouve dans la partition d'Armide de Lulli. Il aura survécu à cet opéra et après avoir été chanté dans les salons sera descendu dans le peuple, où l'on aura fabriqué les premières paroles venues pour tenir lieu du texte primitif, profondément oublié ou même inconnu.
D'autre part, tandis que M. Edouard Charton penche pour la nationalité arabe de cet air, M. Hyppolyte Passy s'attaque surtout à la légende de Malplaquet. Il ne voit aucun rapport entre le Marlborough de l'histoire, personnage tout moderne, dont la vie et la mort prêtent peu à la fable, et le Malbrouck de la complainte dans lequel on sent comme un vague souvenir des temps de la chevalerie et de nos guerre des Croisades.
Chacun produisant son petit système et les journaux, autorisés ou non, s'étant emparés de la question, on se trouve aujourd'hui peut être un peu plus embarrassé qu'auparavant. L'opinion la plus accréditée, et à laquelle se rallient le plus grand nombre de chercheurs, est que cette chanson, d'origine arabe, appartient au moyen âge et que, selon toute probabilité, elle fut rapportée en Espagne et en France par les soldats de James 1er, roi d'Aragon, et de Louis IX, roi de France, comme une sorte de légende d'un croisé obscur.
Un de nos plus savants confrères prétend, à son tour, pouvoir fournir la véritable version. Nous la reproduisons sans commentaires:
En l'année 1190, les deux armées de France et d'Angleterre, commandées par les rois Philippe-Auguste et Richard Cœur-de-Lion, assiégeaient la ville de Saint-Jean d'Acre, vaillamment défendue par le sultan Saladin: dans l'armée des croisés étaient le duc de Bourgogne, les comtes de Flandre, de Champagne, de Chartres et de Meulan, avec une foule d'évêques et de barons de la meilleure noblesse des deux royaumes.
Pour tromper les ennuis d'un siège qui ne leur offrait plus les occasions d'exercer leur bouillante ardeur comme en rase campagne, les chevaliers des deux partis se défiaient réciproquement au combat et, journellement, des rencontres particulières avaient lieu dans la plaine située entre le camp et la ville.
Un jour cependant, un cartel demeura sans réponse: il était porté par un chef musulman d'une taille colossale et nul n'osait affronter un pareil géant, qui accablait de railleries et de "gausseries" les seigneurs chrétiens.
Le bruit en vint jusqu'à la tente du comte de Meulan.

A ces parolles cun à l'autre contant
Est descendu Galeran de Meullent:
Bacheler fut et de joene jouvent,
Hons de sa force n'ot greignor hardement.

Le comte de Meulan n'était point un croisé obscur: "Dans les Parlements, le comte ne cédait le pas qu'au roi de France, au seigneur Richard, roi d'Angleterre, à Robert de France, comte de Dreux, et pas à autres; là où Galeran portait sa noble bannière, il marchait, comme c'était son droit, même avant le comte de Flandre."
En présence de son adversaire, d'ailleurs, le baron français déclinait fièrement son titre et ses qualités:
- Par Dieu! Je suis du sang du grand Charlemagne! Comtes furent mes pères, et j'ai pour cousin Fouques, roi de Chypre et de Jérusalem.

Per Dieu! je suis du sanc du grant Challon;
Quens fû mes pères et jè cousin Foulcon...!
Galeran frère!... ensi m'apelle-t-on,
Et tien du roi Meullent et Argenton
Et trois chastiaux deçà de Val-Guyon.

Galeran était d'une force prodigieuse. Il chargea si furieusement son ennemi, que la lance, traversant le bouclier eût infailliblement cloué le musulman, si son haubert n'avait été d'une trempe aussi solide. Mais l'impatience que le comte avait éprouvée d'en venir aux mains, l'avait tellement emporté sur la prudence, qu'il avait négligé de mettre son heaume.

Et Galeran ne s'asseure mie
Tost fut armé car assez ot aye
Mais d'une chose fist il moult folie
Son heaume lacé et sa vantaille oublie.

Profitant de cette faute, le Sarrazin "férut" à son adversaire un coup de sa grande épée "toute rehaussée d'or", qui, portant au défaut de la cuirasse, envoya rouler sur le sable la tête du malheureux jeune homme.

Com le haubert fist au Turc garantie,
Il tint hault l'espée où l'ior reflambie
Fiert Galeran en travers les l'oïe
La teste en prist, autrement ne chastie
Queque s'en plaigne, l'âme s'en est partie.

Le jeune chevalier, qui emportait les regrets des deux armées, venait d'épouser, quand il partit pour la croisade, la fille de l'un des plus illustres barons de Bretagne, Marguerite de Fougères: le contrat qui réglait les conditions de cette union avait été passé à Mortain, en Normandie, chez le comte Jean-sans-Terre, le 25 décembre 1189, et cette pièce, intéressante par les diverses stipulations qu'elle contient en cas de voyage, en cas de mort, fait aussi mention du pèlerinage que le jeune comte était sur le point d'entreprendre.
Cette circonstance, jointe à la haute position qu'occupait le comte de Meulan, donna à sa mort un retentissement considérable.

Dolens en furent, et Guillaume et Bertrans, 
Guichart et Fouque et Savari Limans
Pour ce, fut plaint et des serfs et des Frans
Qu'il iert courtois et sage et entandans,
Moult iert amès de petits et de grants.

La jeune femme attendit donc son chevaleresque époux dans la vieille tour de Meulan, ruinée depuis par Duguesclin.
Mais elle ne vit rien venir " que son page tout de noir habillé" qui lui fit le lamentable récit de la mort de Galeran sur laquelle un trouvère inconnu avait composé un chant d'une mélopée lugubre, dont le souvenir est demeuré aussi populaire en Syrie que dans notre histoire, où, à différentes époques, on le retrouve rajeuni et adapté aux grands événements, notamment à la mort du duc de Guise, le grand balafré, en 1563:

Aux quatre coins de sa tombe
Quat'gentilshomm's y avoit
Dont l'un portait le casque
L'autre les pistolets
Et l'autre son épée
Qui tant d'hug'nots a tués.

Le nom du duc de Marlborough, rendu célèbre par la bataille de Malplaquet, n'a fait que succéder à celui du duc de Guise qui, lui-même, avait remplacé celui de Galeran, sans toutefois faire oublier le surnom de Manbrou donné au vaillant chevalier comme synonyme, dans le pittoresque langage de l'époque, de courage et de vaillance.
Cette chanson figure dans le Romancero espagnol, et, d'après une légende fort accréditée, fut importée en Espagne par des gitanos égyptiens.
Quelle que soit, du reste, l'origine de la chanson de Malbrough, Manbrou ou Malbrouck, il n'est pas de chant plus populaire en France et dans le monde entier: aussi avons-nous saisi cette occasion de publier, à défaut de la mélopée lugubre qui est dans toutes les mémoires, la spirituelle composition dont M. Plon l'a illustrée, et qu'il a bien voulu extraire, pour nous, de son beau livre des Chants et chansons populaires de la France.




La mosaïque, Revue pittoresque illustrée de tous les temps et de tous les pays, 1878.


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