jeudi 25 juin 2015

Minuetti. Part I.

Minuetti. Part I.


Avec l'imprévu de sa rédaction et l'originalité de son encadrement qui fort souvent le commente, le Menu moderne est comme le menu (Minuetto) de cette grande symphonie gastronomique qu'est aujourd'hui, à Paris, un repas de corps, littéraire, artistique, professionnel, un écho de la petite patrie dans la grande, ou, tout simplement, un écart de l'imagination, galopant en pleine fantaisie.
C'est dire que le Menu, pour répondre à cette étymologie... musicale, doit être vif et léger, alerte et capricieux, pétillant d'une gaîté qui n'exclut pas la grâce et parfois même aiguisé d'une pointe de malice, dont ne saurait s'émouvoir une bonne et franche camaraderie.
Si l'origine du Menu, tel que le comprenaient nos pères, se perd dans la nuit des temps (on en cite un d'Aristophane ne comportant qu'un seul mot composé de soixante dix-sept syllabes), l'apparition du Menu illustré, plus que jamais à la mode de nos jours, est de date relativement récente. M. Grand-Carteret, un chercheur dont le succès récompense les savantes investigations, la signale aux premières heures de la seconde Restauration, un nom de circonstance. Les banquets d'artistes eurent alors les prémices d'une innovation que devait consacrer le talent des Horace Vernet, des Charlet et des Raffet. Ces maîtres dessinateurs illustrèrent de leurs croquis et de leurs légendes, les Menus du dîner des Gras, des Maigres, des Joyeux, de la Soupe à l'oignon qui avait revendiqué cette devise: l'Oignon fait la force.
Sous louis-Philippe, sous la République de 1848 et sous le Second-Empire, les dîners de corps et de gala se multiplièrent; et les cartes, plus ou moins décorées, qui en dénombraient les savoureuses promesses, n'en étaient pas un  des moindre agréments.
Ces traditions, dans leur continuité même, ont pris un développement considérable et tenté plus d'un historien. C'est ainsi que Lepage a donné, en 1884, ses Dîners de Paris, que M. L. Maillard a publié en 1898 ses Menus et programmes illustrés, et qu'enfin, hier encore, le docteur Daymard, faisait paraître une étude très fouillée sur le même sujet dans la revue Le Vieux Papier de mai-juin 1913.







 Dessin, par Jules Worms, du Menu de la Société populaire des Beaux-Arts.
(Dîner du 7 novembre 1899)


A tout seigneur, tout honneur. Le doyen actuel de ces banquets, le Dîner de la Société des Gens de lettres, société dont de solennelles cérémonies viennent de célébrer le soixante-quinzième anniversaire, s'annonçait, à ses débuts, par des menus où des amours, travestis en marmitons et en cuisiniers, pansus et joufflus, préparaient, exhibaient, présentaient les plats les plus appétissants du monde. Était-ce une allégorie renouvelée du supplice de Tantale, ou mieux, la démonstration victorieuse, de cette vérité paradoxale, que la littérature nourrit son homme?
Le Cercle de la Critique, devenu l'Association de la Critique dramatique et musicale, affirme l'éclectisme dont s'honore le recrutement de ses membres par l'ordonnance harmonieuse de la fête à laquelle, chaque année, elle convie les plus hautes personnalités du monde parisien. Le menu de gala de 1913, donné en l'honneur de M. Edmond Rostand, sous la présidence autorisée de M. Adolphe Brisson, avait heureusement inspiré le jeune et déjà remarquable talent de M. Louis Dauphin.
Un dessin de style classique, de caractère très noble, orne à souhait le menu du banquet qui rassemble annuellement dans les salons du restaurant Ledoyen, les membres de la Société de l'Histoire du Théâtre.
Avec le dîner des Anciens prix de Rome et celui des Élèves de l'Ecole des Beaux-Arts (section d'Architecture) nous retrouvons l'outrance caricaturale, chère aux rapins de la Restauration et de la monarchie de Juillet. Un magnifique pachyderme occupe un des angles du bristol consacré au menu des Anciens prix de Rome, dit de l'Hippopotame



Dîner des Anciens prix des Beaux-Arts.
(Dîner de l'Hippopotame)


Quant à celui des Élèves de l'Ecole des Beaux-Arts , il représente, en 1882, une scène de l'arrivisme (le mot n'était pas encore connu); Tout en haut d'un mât de cocagne, est suspendu, en guise de timbale, un fauteuil d'académicien, que cherchent à décrocher une foules de jeunes hommes en habit noir. Cette course au clocher (c'est bien le cas de le dire) s'accompagne de sentences plus ou moins burlesques, dont certaines rappellent l'argot professionnel. Ici nous lisons: "La truffe est le diamant (noir) de la cuisine"; là "Nègres sans grand prix, oui; grand prix sans nègres, non." c'est comme on le voit une symphonie en noir majeur.
Les dîners militaires jouissent d'une certaine vogue. Leurs menus sont nécessairement emblématiques. La Sabretache, fondée en 1893, donne des banquets, où l'élément militaire fraternise cordialement avec l'élément civil. 




Le titre d'une société visant au même but, la Plume et l’Épée caractérise mieux encore cette alliance du soldat avec l'homme de lettres. Son dernier dîner de la saison, le Dîner d’Été, se tint au Pré-Catelan, sous la présidence d'honneur de M. Henri Galli.

Les dîners de Sociétés provinciales à Paris sont très nombreux; et presque tous, portant le nom d'un plat régional, se recommandent de menus ingénieusement illustrés par des artistes du crû.
La Cagouille (escargot) saintongeaise a recours au burin magistral du graveur Barbotin.
Le Clafoutis (tarte aux cerises) limousin a pour président perpétuel M. Jules Claretie.
La Pomme réunit les Normands et les Bretons, la Soupe au choux, le Auvergnats; le Chabichou (fromage de pays), les Poitevins.
Le Gratin, très brillant et très suivi (le terme d'argot mondain n'en viendrait-il pas?) ne manque jamais d'offrir aux Dauphinois leur mets de prédilection, ce gratiné, où le lait, le beurre, le fromage, la pomme de terre et les épices, savamment dosés, constituent un succulent et délicieux régal.
Les Normands de Paris forment une société des plus prospères, que préside avec distinction M. Levatois, avocat à la Cour d'Appel.
Les Parisiens de Paris comptent dans leurs rangs une élite de peintres, de statuaires, de graveurs, d'architectes, toujours prêts à doter d'un crayon original le menu de chacun de ses banquets mensuels. Celui de Molière, le dîner de gala de la Société, se termine sur une partie musicale, fort appréciée des convives. Quand nous aurons nommé le président, l'éminent statuaire Henri Allouard, à qui son grand air, ses allures chevaleresques, son esprit étincelant et son exquise courtoisie ont conquis de si précieuses amitiés, on comprendra avec quel empressement sont recherchées les invitations, toujours très restreintes au Dîner des Parisiens de Paris.
La plus importante des Sociétés locales parisiennes, Sociétés historiques et archéologiques, la Cité (IIIe et IV arrondissement) se composa pour l'un de ses dîners, un menu plaisamment rédigé: chaque plat rappelait les noms des plus anciennes rues du quartier vouées à la pioche des démolisseurs.

                                                                                                               (A suivre)

                                                                                                     Paul d'Estrée.

Le Magasin pittoresque, août 1913.

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