lundi 15 juin 2015

Les surprises du voyage.

Les surprises du voyage.


Après que j'eus installé dans le filet mon sac de voyage et que j'eus pris, en m'y carrant, possession du coin choisi, je jetai mes yeux sur ma voisine. J'étais monté si précipitamment, talonné par l'heure, que c'est à peine si j'avais eu le temps de la regarder.
Il n'y avait dans le compartiment qu'elle et moi. C'était une femme d'une trentaine d'années, ni grande ni petite, brune, mais comme une brune des pays froids, avec des yeux magnifiques, bruns également, de vastes yeux avides qui semblaient vouloir dévorer la vie, s'en repaître, des yeux qui ne devaient avoir été créés que pour embrasser et absorber de très larges horizons, des landes sans bornes, des forêts profondes, le ciel aux steppes étoilées, la mer. Les autres traits de son visage, ses mouvements et l'ensemble de sa personne exprimaient la vivacité, presque l'énergie, et, à la libre façon dont elle croisa ses jambes à plusieurs reprises, en balançant un petit pied sec lacé de cuir jaune, j'augurai qu'elle était avec tout cela un peu garçon et brave camarade. 
Qui?- Sans doute, sur cette ligne de l'Est, quelque femme de haut commerce et de solide bourgeoisie, une Intelligence mariée il y a dix ou douze ans à de gros Intérêts; elle habitait Roubaix probablement, elle voyageait seule comme les femmes de maris très occupés. Je fus pris d'une envie de la connaître et de lui parler. J'obéissais un peu au désœuvrement, beaucoup à cette sorte de surexcitation aventureuse qui nous anime dès que nous nous déplaçons et que nous sortons de notre milieu. Je lui adressai la parole.
- Est-il indiscret de vous demander, madame, si vous allez loin?
- A Strasbourg, me répondit-elle.
- Justement j'y vais aussi. Oui, malgré ma répugnance, mes haines, je ne peux jamais passer devant cette belle ville arrachée sans m'y arrêter vingt-quatre heures.
- Je vous comprends, fit-elle en m'approuvant.
- Aussitôt arrivé, je me promène, je lève les yeux vers les grandes cigognes héraldiques déployées dans son ciel; cela m'empêche de voir les uniformes d'en-bas. J'entre à la cathédrale pour entendre au coup de midi le fier coq, notre coq français, lancer son cocorico national en battant des ailes, et le soir, avant dîner, je vais entendre jouer des valses, assis près du pont de bois, sur les bords de ce Rhin allemand que nous n'avons plus.
Elle était devenue grave: ses vastes yeux se fixèrent sur moi et elle me dit, toujours en un impeccable français:
- Bon voyage donc, monsieur. restons-en là, si vous le permettez; nous ne pourrions pas nous entendre.
- Pourquoi cela, madame?
- Je suis Prussienne. Mon mari est capitaine au 8me hussards rouges.
J'étais resté saisi; elle se détourna, rétablit de la main l'ordre de ses jupes, et, ayant attiré à elle un sac de cuir, elle y prit un livre enfermé dans une couverture de soie ancienne qu'elle posa sur ses genoux. Je n'avais rien trouvé à lui répondre; je me rejetai dans mon coin, d'assez mauvaise humeur, et je la regardai. J'éprouvais pour elle presque de la colère; je m'imaginai avoir reçu de cette Allemande une leçon, et je ne me pardonnai pas ma légèreté. Elle avait ouvert son livre, un livre neuf, dont elle se mit à couper une dizaine de pages vers le milieu, comme s'il ce fût agi d'un passage très déterminé. Je ne sais pourquoi ce détail, cependant bien insignifiant, m'intrigua, et je m'efforçai de lire à l'envers le titre du volume sur le haut de la page, mais peut être s'aperçut-elle de ma curiosité et voulut-elle la déjouer, car elle se mit de son côté à tenir le livre presque droit. Je renonçai donc à mon petit manège, et je ne m'occupai pas plus de la lectrice que du livre.



Pourtant mon regard, invinciblement, retournai à elle, et plusieurs fois par minute, attiré par l'intérêt même, intérêt à coup sûr simulé, qu'elle apportait à sa lecture comme pour me braver. Mais il semblait si puissant, cet intérêt, qu'il me fut bientôt impossible de douter de sa sincérité; tout le révélait, il atteignait au fur et à mesure les limites de l'émotion la plus intense, et je ne fus pas peu surpris de voir tout à coup une larme, une vraie larme chancelante, rouler sur sa joue, d'où elle tomba. En même temps, les vastes yeux bruns, les yeux humides, m'enveloppèrent, et elle dit à mi-voix, autant pour elle que pour moi: "Oh! j'avais bien entendu parler..., mais je ne croyais pas que ce fût... à ce point là."
Il était sur ses genoux, le livre. Ma foi, je n'y tins plus. Ayant allongé la main avec respect, je m'en emparai, je l'ouvris, et je vis...
- ah! mon cher maître Alphonse Daudet!
-... je vis que l'Allemande, la femme du capitaine du 8me hussards rouges, venait de lire votre "Dernière classe", la délicate, la belle histoire  bienfaisante que personne au monde, vous en voyez la preuve, n'a jamais pu lire sans pleurer.

                                                                                                          Henri Lavedan.

Revue Illustrée, Juin 1890- Décembre 1890.

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