mardi 23 juin 2015

Les fêtes de nos pères: le jeudi jeudiot.

Le jeudi jeudiot.
(jeudi de la sexagésime)


Dans certaines communes de la Somme et de l'Aisne, il existe encore une coutume fort originale: c'est celle du jeudi jeudiot. Ah! comme ce mot faisait jadis tressaillir nos jeunes cœurs! C'était la fête des enfants, et ils la célébraient sérieusement et joyeusement. On a beau dire, les fêtes d'autrefois avaient leurs charmes. Aujourd'hui, rien de tout cela n'existe plus. Est-on plus heureux et plus gai?
On appelle "jeudi jeudiot" le jeudi qui précède le mardi gras. Cette fête est aussi appelée la fête des Ratons, à cause de la pâtisserie de ce nom que l'on distribue aux enfants.
Voici comment se célèbre la fête des Ratons.
La veille du jeudi en question, les enfants se cotisent entre eux pour faire l'acquisition d'un coq. Celui-ci, lié par les pattes, est suspendu au milieu d'une corde tendue entre deux arbres. Les enfants, à tour de rôle, lui jettent des bâtons, jusqu'à ce qu'il ne donne plus signe de vie. Celui qui l'a tué est reconnu le roi de la cérémonie, c'est à dire le personnage principal. Ses officiers sont le chasse-chiens, le porte-paniers et le porte-lard, enfin le sergent, qu'on appelait aussi ferme-portes. Jadis le roi devait être le mieux habillé, porter beaucoup de rubans à sa casquette et autour de ses habits. C'est lui qu'on promenait dans le village.
Le chasse-chiens avait pour mission d'écarter les chiens importuns qui voulaient s'attaquer au cortège. Avec son chapeau à claque et son bâton de suisse, il excitait les aboiements de ces animaux plutôt qu'il ne les faisait taire. Aussi le malheureux chasse-chiens avait-il beaucoup de besogne à cette époque, où le chien n'était pas encore taillable.
Le porte-paniers était chargé de recueillir les œufs que l'on quêtait et de veiller surtout à ce qu'aucun d'eux ne fût cassé.
Le porte-lard tenait à la main, comme un bâton de maréchal, une longue tige de fer, dans laquelle il enfilait les morceaux de lard qu'offraient les habitants les plus généreux.
Le dernier officier, ou le ferme-portes, avait la charge de fermer l'huis quand la bande joyeuse était partie.
Le jeudi, de bon matin, les enfants se réunissaient devant l'école et décidaient par quel côté du village commencerait la cueillette. Ce point bien établi et le temps bien mesuré, le bataillon se mettait en route. En tête marchait le chasse-chien, puis le porte-paniers et le porte-lard, derrière venait le roi, accompagné des deux enfants les mieux habillés; enfin défilaient pêle-mêle les autres écoliers. Le ferme-portes se tenait à distance en arrière, et poussait les traînards.
Chaque maison recevait la visite du cortège, et, pour stimuler la générosité des habitants, les écoliers chantaient l'antienne Ave Regina sur l'air de Mundi salus. Ce n'était pas toujours très harmonieux, et je crois que plus d'un ménage, pour se débarrasser des chanteurs au plus vite, se hâtait de faire une offrande, ici deux ou trois œufs, là une grillade. Oh! la grillade! Aux œufs on tenait peu; mais la grillade était l'objet de toutes les convoitises, et les gamins se montraient très fiers quand, en avant du bataillon, ils arboraient une longue enfilade de grillades: quel magnifique butin!
La quête terminée, le roi et sa cour rentraient chez le maître pour y déposer œufs et grillades; car c'était au profit de l'instituteur que l'on faisait cette quête, mais à condition de partager. Le matin, chaque enfant avait apporté à la ménagère trois sous, une pomme de terre, une carotte et une poignée de haricots. Avec l'argent recueilli, cette bonne dame apprêtait une soupe de pommes de terre et de carottes. Les haricots devaient être fricassés.
Lorsque venait l'heure du festin, chaque convive, qui s'était au préalable muni d'une assiette, d'une cuiller, d'une fourchette, d'un morceau de pain et d'un gobelet, se mettait à la place qui lui était assignée. Not'maître et not'dame servaient d'abord la soupe, puis la bouillie avec les légumes. Pendant le repas, le grave magister apprenait aux ignorants la manière de tenir cuiller et fourchette. Le festin se couronnait par l'omelette au lard, plat chéri, plat désiré, et qui était accueilli par des bravos répétés. Quant aux haricots fricassés, leur arrivée n'était pas aussi gaiement saluée: ce légume classique ne constitue-t-il pas à lui seul le menu de presque tous les repas de l'année?
Le soir, la bande joyeuse disparaissait pour aller redire à la famille les histoires de la journée.
Le jeudi jeudiot était et est encore, dans certains villages, une occasion de faire ripaille, témoin le dicton suivant:

Jeudi jeudiot!
Sti la tue sa femme, qui n'faut mie tuer sin cô (coq).

Parmi les refrains que chantaient les petits quêteurs, on nous signale celui-ci:

Vive la France!
Nos alliances,
Nous sons des écoliers,
Qui nous tâchons d'apprenne 
La loi de Jésus-Christ!
C'est pour tâcher
De nous sauver.

Les ménagères donnent du pain, des œufs, du lait, du fromage, du beurre, des pommes. Munis de cette provende, les enfants chantent en chœur:

Et bon! bon! bon!
Et grand merci!
Que Dieu vous tienne en paradis.

Si la femme ne donne rien, les galopins vocifèrent trois fois:

Vive la France!

Cette clameur est même devenue le sobriquet des chanteurs.

Une fête à peu près semblable était en usage à Grenoble parmi les écoliers. Cette fête commençait le jeudi de la Sexagésime. Après le dîner auquel prenait part les maîtres des écoles et leurs élèves, il était permis à deux de ces derniers, des plus jeunes et des plus adroits, de faire battre, dans un lieu public et successivement, six ou neuf coqs de chaque côté; la victoire appartenait à celui dont les coqs ou le plus grand nombre de ces volatiles restaient vainqueurs. Il était proclamé roi des escholiers. Ce roi devait aussitôt, et à ses frais, se pourvoir d'une poule, qu'on portait dans un champ. Le recteur des écoles, placé à l'extrémité du champ, prenait la poule et la jetait en l'air, de manière à la laisser voler à son gré; les écoliers se tenaient à l'autre extrémité, et, dès que la poule était lancée, couraient après elle. On donnait le nom de capio (je prends) à celui qui, le premier, l'attrapait par la tête; il devenait le "ministre du roi", mais c'était tout l'avantage qu'il tirait de sa prouesse, car la poule était livrée au recteur qui en faisait son profit.
Suivant une ancienne fondation faite par le Dauphin, les escholiers de Grenoble, leurs maîtres, les clercs de la ville et le roi qu'ils s'étaient choisi le jeudi précédent, se rendaient, dans la matinée du dimanche de la Quinquagésime, avec un tambour, au milieu des cris de joie, à Saint-Robert, où le roi était présenté au prieur des Bénédictins. On le conduisait à l'église, où il était béni et couronné. Le prieur donnait ensuite à ses jeunes hôtes un repas, consistant en six soupes, une pièce de bœuf bouilli, un chapon ou une poule. Le plat du chapon était mis devant le roi. Le soir, les mêmes écoliers se rendaient à Montfleury, avec leur roi, à qui la prieure du monastère avait l'habitude de faire un don.
Tous rentraient en ville. On marchait en ordre dans les rues pour se faire voir; enfin ceux qui le voulaient accompagnaient le roi chez lui, où il donnait une collation à toute la suite. Le capio portait devant le roi, en triomphe et à la pointe d'une épée, une tête de poule dorée, symbole de sa victoire.
Mais les escholiers ne sont plus! Qu'est devenue cette joyeuse cohorte qui avait toujours l'escarcelle vide et le cœur en liesse, et dont le seul souci était un amusement nouveau? hélas! elle est allée

Où va la grande caravane,
La caravane des vivants,
Qui traverse les flots mouvants
Et les déserts de la savane.

Les Fêtes de nos Pères, Oscar Havard, Tours, Mame, 1898.

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