jeudi 4 juin 2015

Le vin.

Le vin.


Est-il un sujet qui soit plus d'actualité qu'une étude sur le vin? Les vendanges se terminent partout en France, et les retardataires seront peu nombreux, le généreux soleil, par cet été torride, ayant copieusement doré les grappes vermeilles que produit notre beau pays. Les pluies, tant souhaitées, sont venues fort à propos pour gonfler les grains, laver les feuilles. Aussi, dès la fin de septembre, les pays vignobles présentaient-ils une animation joyeuse. 
C'est une véritable fête que de faire les vendanges et, pour peu que le beau temps les favorise, comme cela s'est produit cette année, c'est à qui se fera embaucher pour aller couper les grappes. Personne ne se fait tirer l'oreille pour se lever à l'aube et partir pour les coteaux, muni de son panier; les jeunes filles, les enfants sont de la partie et ils ajoutent un élément de gaieté qui n'est pas négligeable?
Aussi faut-il entendre les joyeux éclats de voix de tout ce monde, entourant une longue table, le soir, après le travail terminé, excité par le grand air et par l'absorption  de tous ces grains de raisins picorés sans cesse. On ne pense plus à la fatigue, on bavarde, on chante, on se taquine, on rentre chez soi bras dessus, bras dessous, heureux de la bonne journée. Il faut voir, dans le jour, les charrettes couvertes de paniers, de seillots remplis de grappes attendues avec impatience au cellier, où elles sont aussitôt écrasées et, sous l'effort répété des pilons, un jus, un liquide trouble, écumant s'écoule dans les baquets, c'est le vin nouveau, son aspect est peu engageant; combien il diffère de ce qu'il sera, quand la fermentation sera achevée; quand on le soutirera, on verra un liquide clair, parfumé, agréable au goût, c'est le vin cette fois.
Que de changements survenus, depuis cinquante ans, dans les usages familiaux, en ce qui concerne le vin. Autrefois, avant cette terrible et néfaste invasion du phylloxéra, qui détruisit en si peu de temps la plus grande partie du vignoble français, on ne connaissait pas d'autre boisson que le vin. Il était assez cher, nous le reconnaissons, et dans bien des familles de paysans, habitant les campagnes dépourvues de communications, on ne buvait pas de vin tous les jours. Dans beaucoup de contrées privées de ce produit généreux, on se bornait à acheter un petit tonnelet de vin dans les grandes circonstances: Noël, la fête du pays, un mariage; mais aussi, comme on se rattrapait les jours de marché, les jours de foire et, à l'auberge, c'était la bouteille de vin qui apparaissait sur la table, quand acheteur et vendeur avaient un marché à conclure. Dès qu'on s'était tapé dans la main, on arrosait la parole donnée avec un verre de ce liquide chaud, réconfortant, bien supérieur à la bière fade et froide, à l'alcool enivrant.
Notre enfance, à nous qui avons la soixantaine, a été bercée par des chants dans lesquels on ne cessait de célébrer le vin. Ecoutez les Bourguignons:


Je n'aime pas Paris,
L'an passé dans cette fourmilière,
J'envoyai l'aîné de nos fils,
Avec cent fûts de Beaune première.
Les Parisiens, m'ont dans Paris
Gâté mon vin, perdu mon fils.
Mais j'espère un jour, 
Dire à son retour:
Bonum vinum lœtificat cor hominum!
C'est la chanson du vigneron!
Au gou-glou des flacons, 
C'est la chanson du vigneron!


Et à une époque où on ne connaissait pas l'entente cordiale:

Bon Français, quand je bois mon verre,
Plein de ce vin, couleur de feu,
Je pense, en remerciant Dieu,
Qu'ils n'en ont pas en Angleterre!

Au moment où les conscrits partaient pour faire leurs sept ans de service, il fallait entendre avec quel air mélancolique ils chantaient une complainte se terminant par ce refrain:

Nous irons boire à la rivière!

A cette époque, on ne connaissait pas encore, à la caserne, les repas variés et les réfectoires.
Hamlet ne chante-t-il pas:

Le vin dissipe la tristesse!...

Et Galathée, la coupe en main:

Ah! verse encore, 
Vidons l'amphore 
De ce vieux vin...

Elle ajoute:

Sa couleur est blonde et vermeille,
Son parfum est plus doux encor,
On dirait un rayon de soleil
Épanoui  dans un flot d'or...

Allez donc résister à tant de tentations! Laissez-vous entraîner, videz des flacons et vous éprouverez cette douce excitation qui est la gaieté française, exubérante, loquace, bien différente de l'énervement alcoolique et de l'abrutissement causé par la bière.
En 1870, pendant l'année terrible, nous avons vu le prix du vin s'abaisser, à tel point que, dans le midi de la France, on buvait dans les rues, assis sur le trottoir, un excellent vin qu coûtait 3 sous les deux litres. La récolte ayant été surabondante et la vente était entravée par les événements. Pendant le siège de Paris, le pain a manqué, mais le vin était en abondance.
Cet heureux temps fut bouleversé par l'invasion du phylloxéra, qui passa sur notre beau pays, comme un mauvais souffle, une peste, tarissant les sources qui donnaient ce liquide généreux, tant aimé de nos ancêtres.
Il fallut parer à cette catastrophe, chercher à atténuer la crise actuelle et ses déplorables résultats. Le vin était rare et il était malade. Il fallut le soigner et on commença à plâtrer, c'est à dire à mélanger une certaine quantité de sulfate de chaux aux liquides qui semblaient ne pas pouvoir se conserver assez longtemps, pour attendre la bonne volonté des consommateurs.
Les méfaits du plâtrage ne sont plus discutés et, même, des savants éminents attribuent exclusivement au sulfate de chaux les désordres produits dans l'économie par l'usage du vin. Remarquons que je ne dis pas, l'abus mais bien l'usage du vin et encore j'envisage son absorption aux repas exclusivement.
Quel est l'effet produit sur l'économie par le plâtrage? Au bout de quelques jours, quelquefois tout de suite chez des personnes délicates, habituées à une alimentation légère, il se déclare une sensation de chaleur au creux de l'estomac. Cette sensation de chaleur fait bientôt place à une brûlure véritable, accompagnées de pincements, de tiraillements et, dès que la situation s'est aggravée, il y a de véritables régurgitations acides, aigres, avec sentiment d'un colonne douloureuse allant de l'estomac à la bouche, c'est le pyrosis.
Voilà déjà quelque chose de sérieux et, chez les personnes soucieuses de leur santé, il y a là une raison suffisante pour aller voir leur médecin. Mais il n'en est pas toujours ainsi et, chez les gros mangeurs, par exemple, chez lesquels une forte masse alimentaire s'étale sur la muqueuse de l'estomac, l'effet du vin plâtré est moins immédiat, moins désagréable. La sensation de chaleur est supportable; on la tolère et on continue à faire usage du liquide dangereux. Plusieurs années peuvent même s'écouler, sans qu'un phénomène grave ne vienne attirer l'attention.
Cependant, l'irritation causée par le sulfate de chaux, si elle est tolérée par la muqueuse de l'estomac, qui est en somme une bonne personne, donne lieu à une révolte du pylore. On donne ce nom à l'orifice de l'estomac situé à la sortie de cet organe; c'est le portier des aliments et des boissons, au moment où ceux-ci doivent pénétrer dans l'intestin. Comme tous les portiers, qui passent pour avoir mauvais caractère, il n'est pas commode, et, quand on l'ennuie, quand on le fait souffrir, il trahit sa colère par un geste bien connu, il ferme sa porte et refuse de l'ouvrir. Qu'arrive-t-il? Les aliments, ne pouvant aller plus loin, sont rejetés, il y a vomissements. En outre, la muqueuse de l'estomac a pu être assez altéré pour qu'une écorchure, une ulcération se produise et il y a du sang dans les aliments, dans les matières vomies, quelquefois même, c'est du sang pur qui est rejeté. La situation devient alors tout à fait grave. L'amaigrissement survient, l'appétit se perd, bref il n'est que temps de demander des conseils et des soins, avant que les désordres ne soient irrémédiables.
Le premier mouvement du médecin est la suppression du vin dans l'alimentation et, grâce à cette abstinence, les désordres cessent; il n'y a plus de douleurs, plus de vomissements, l'appétit revient et le retour de la santé ne tarde pas à se produire.
Il y a cependant des personnes, moins sensibles que les précédentes, qui persistent, et on observe, à la longue, chez elles, des troubles de la santé qui sont la conséquence d'un envahissement, par la maladie, des organes voisins de l'estomac, le foie, par exemple, et il y a quelques années, des discussions passionnées ont eu lieu à la tribune de l'Académie de Médecine, à la suite des communications scientifiques tendant à attribuer au sulfate de chaux des méfaits jusque là mis sur le compte de l'alcool;
Toujours est-il qu'il s'est fait dans l'hygiène familiale une évolution, on ne boit presque plus de vin aux repas.
Le vin blanc avait, cependant, trouvé grâce devant beaucoup de médecins. La raison de cette tolérance provient, croyons-nous, de ce qu'il n'y a pas lieu de sulfater le vint blanc; ce dernier ne serait donc pas aussi nuisible pour l'estomac que le vin rouge; en outre, son goût acide, aigrelet, flatterait le palais et rendrait l'appétit aux estomacs fatigués. Additionné d'eau de Seltz ou d'une eau gazeuse quelconque, il constitue une boisson agréable, mais il a ses inconvénients. Comme il plait, on passe facilement de l'usage à l'abus, et celui-ci n'est pas sans dommage pour le système nerveux. Des insomnies, des cauchemars, des tremblements de mains, peuvent survenir et reconnaître pour cause une consommation exagérée de vin blanc, surtout le matin, à jeun.
Nous voilà donc condamnés à l'eau et il est curieux d'assister, à l'heure actuelle,  à un banquet de médecins; vous ne voyez que des verres remplis d'eau. Quel changement! Le médecin, cet homme dont l'existence s'écoule au milieu de la souffrance n'a guère pour s'égayer un peu que le moment où il prend ses repas, quand il peut les prendre tranquillement, ce qui n'arrive pas toujours; au lieu de faire comme autrefois, de savourer le bon cru, de se réconforter par le vin, ce jus divin, de se donner de nouvelles forces pour les fatigues à venir, il s'inonde d'eau, prêchant ainsi l'exemple.
L'eau est fade les premiers jours; on se fait à sa platitude et, au bout d'une semaine, on la boit presque sans y faire attention. Mais s'il n'y a plus la sensation de douleur que vous donnait l'usage du vin plâtré, il n'y a pas la douce chaleur que vous ressentiez à l'estomac, quand vous aviez bu un verre de bon vin de jadis. Vous êtes obligé de prendre soit du café très chaud et, à ce point vue, l'installation, dans Paris, de ces innombrables bars, dans lesquels on vous sert, pour 10 centimes, une tasse de café bien chaud, a été un grand bienfait au point de vue de l'hygiène, soit une infusion de thé ou de camomille, pratique utile pour une bonne digestion.
Mais il y a des réfractaires et on a dû chercher quelque chose qui donnât à l'eau un aspect et un goût agréable.
Tout d'abord, on a fait des vins de raisins secs et les dividendes des sociétés qui cultivent les raisins dits de Corinthe se sont ressentis de cette vogue. Pour un prix minime, on arrivait ainsi à préparer une boisson, qui donnait l'illusion du vin, mais qui n'était qu'une infusion sucrée, les propriétés des jus contenus dans ces raisins ayant été en grandes paries détruites par la dessiccation. Cela ne dura qu'un moment et l'élévation des droits de douane rendit cette pratique onéreuse. 
A l'imitation de la pharmacie militaire Française, qui sut retirer du réglisse la glycine ou glycirrhizine, bon nombre de chimistes créèrent des produits qui, dissous dans l'eau, donnèrent des boissons agréables, mais celles-ci ne furent guère utilisées que comme boisson rafraîchissante, comme le sirop de calabre, le coco.
Dans certaines familles, on a conservé l'usage de verser l'eau destinée à être consommée à table dans un vase de terre, dans lequel on a fait placer 150 à 200 grammes de goudron liquide purifié. Les premiers jours, cette boisson sera peu agréable, mais on se fait très vite au goût empyreumatique du goudron, et on prend volontiers une boisson qui se mélange parfaitement au vin, et qui peut présenter des avantages pour la santé.
Enfin, ont apparu sur le marché les petites bières, dites bières de table, et la consommation de ces liquides, jadis réservées aux populations du Nord privées du jus de la treille, a pris une très grande extension. Les brasseries françaises fabriquent maintenant des bières légères, bon marché, et qui constituent une boisson agréable et hygiénique à la fois.
Mais le mauvais vent a passé. le vignoble français s'est reconstitué et il donne actuellement un vin excellent, qui ne présente plus les dangers du sulfatage. Les avantages que la santé retire de la consommation du vin sont considérables et nous en ferons le sujet de notre prochain article, heureux si nous pouvons ramener aux bonnes et saines traditions tous ces buveurs d'eau, qui ne sont pas des méchants pour cela. Ils chanteront avec nous ce vieux refrain:


Arrière, buveurs d'eau, 
Nous sommes chevaliers, 
Chevaliers du tonneau!

                                                                                                                                                           Dr M. Mercier.

Les Annales de la Santé, 15 novembre 1911.



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