dimanche 14 juin 2015

Le duc d'Orléans et Louise Michel.

Le duc d'Orléans et Louise Michel.


"Le duc d'Orléans ne recevra pas, en sa prison de Clairvaux, le mercredi 4 juin ni les jours suivants." Les journaux royalistes, plus royalistes que le Roi et même que le Dauphin, auraient pu, dans la soirée du 3, faire les frais d'une édition extraordinaire pour cet écho mondain. Il est permis de croire que, , sans leurs bons offices, le jeune prince n'eût pas été retenu aussi longtemps sur le territoire français; quoi qu'il en soit, le gouvernement de la République, après quatre mois, a jugé qu'il avait assez fait pour le révéler à son peuple et le recommander à sa génération: il l'a résolument banni des prisons nationales.
Un député de Paris, un homme qui me représente, s'est mépris sur le sens de cette mesure; il aurait voulu que ce prétendant, nourri par l'Etat, ne fût pas sevré avant deux ans. "Un homme dont la famille a fait beaucoup de mal à la France...", voilà par quelle périphrase l'historien Dumay, à la tribune de la chambre, a désigné le petit-fils de Henri IV. Un de ses collègues s'est écrié, en mesurant du regard la majorité qui absolvait la clémence du Gouvernement: "Je ne croyais pas qu'il eût ici tant d'orléanistes!" Il y en a beaucoup, sans doute, il y en aura toujours dans notre pays, au moins s'il faut compter comme faisant partie de la secte, en effet, tous ceux que nos libéraux dénoncent. Un libéral de mes amis, quand j'étais jeune, et lui aussi, apostropha de la sorte un camarade suspect: n'osait-il pas douter, ce mauvais citoyen, qu'il fût nécessaire pour consolider la République, d'abattre deux cent mille têtes? "Il me semble, disait-il doucement, qu'avec quarante mille...- Quarante mille? reprit l'autre, d'une voix tonnante; quarante mille? ... Orléaniste!"
Ce n'était pourtant pas, j'imagine, pour contenter M. le duc d'Orléans et son père, mais tout le monde, que le ministère avait pris soin de mettre aussi Louise Michel en liberté: il avait eu cette ingénieuse attention de la faire passer par l'hospice, et pour folle; on assure qu'elle en témoigne un raisonnable dépit. Le pouvoir exécutif, qui ne se plait pas seulement aux exécutions, pourrait se plaindre en ce moment de n'avoir affaire qu'à des ingrats, s'il n'avait mis la main sur un dénommé Borras, ou plutôt s'il ne l'en avait retirée: il est vrai que cet Espagnol a de quoi se louer exceptionnellement des lois et des autorités françaises? Condamné à mort pour un crime dont il était innocent, il n'a pas eu la tête coupée! Il n'a fait que trois ans de prison! Et quand cette innocence, officieusement reconnue depuis longtemps, est officiellement reconnue, savez-vous ce qu'on fait pour ce misérable? On lui paye son voyage d'Avignon à Carcassonne... Ah! ah! qu'est-ce que vous en dites?... Et non seulement le préfet, mais encore les gardiens de la prison, lui serrent la main avant son départ, attendu que sa conduite, pendant sa détention, n'a pas cessé d'être exemplaire. Dame! s'il avait eu un moment d'impatience, au cours de ces trois années, il aurait gâté son affaire, évidemment: cette heureuse fin serait devenue impossible. Il est resté, au contraire, en état de grâce. Et , quoiqu'il n'eût rien fait pour être admis en leur société, il paraît que les forçats ne le méprisaient pas; quoiqu'il ne fit rien pour s'y maintenir et n'y fût gardé que par faveur, ils ne lui montraient aucune antipathie. Cet homme a vraiment trop de chance!
Tout de même, n'est-il pas désavantageux pour la justice d'avouer ainsi qu'elle s'est trompée? Les partisans de la peine de mort, mais de la peine de mort appliquée sans faiblesse, ne manquerons pas de faire observer qu'elle a cet avantage d'épargner aux pouvoirs publics une si fâcheuse humiliation, bien rare, il est vrai: ce Borras est peut être le seul condamné par imprudence que l'on ait gracié de son vivant... Oui jusqu'ici! Mais, si l'on vote le projet de loi déposé par M. Joseph Reinach, tendant à la réparation des erreurs judiciaires? Il faudra que le bourreau, désormais, s'empresse de les rendre irréparables.
Borras innocent, Louise Michel "innocente" aussi, d'après M. Constans, et le duc d'Orléans, s'il ne l'est pas (un prince ne saurait l'être), au moins traité comme tel, un problème s'impose à tout esprit méthodique; celui de la repopulation des prisons de la France. M. le marquis de Morès conseillait d'y acclimater des financiers; mais ceux que l'on a poursuivis récemment, ceux même que l'on a capturés, on ne les tient que pour six mois, pour trois mois, si encore ils ne s'échappent pas en appel! Et voilà qu'une ordonnance de non-lieu, avec éloges, est rendue en faveur de M. Benjamin Godard, impliqué le dernier dans l'affaire, à la suite de son Dante, accusé, lui aussi, par quelques méchants, d'avoir accaparé les cuivres. Il n'a jamais été question de soupçonner M. Messager de même crime, et toute la Basoche, en l'espèce, plaiderait pour ce gentil musicien. Quant à Berlioz, de qui l'on pouvait tout craindre aussi bien que tout espérer, son petit opéra de Béatrice et Bénédict, où se retrouve un admirable duo, eût-il fait presque autant de bruit l'autre soir, à l'Odéon, que depuis deux mois dans le monde, il y aurait assez de hautes et charmantes influences autour de l'ouvrage pour faire acquitter l'auteur, qui, au surplus, a pris la précaution de mourir.
D'autre part, les financiers pensaient bien que M. de Morès ferait le plus bel effet dans une cellule; mais lui non plus, malgré toute se bonne volonté, n'a pu obtenir plus de trois mois de prison. Ajoutez que le concierge de la rue de Provence, un moment célébré par les journaux comme le Minotaure des temps modernes, est relâché avant même que l'intéressant Eyraud soit revenu de la Havane. ("Qu'allait-il faire à la Havane? " vous dira la Régie.) A peine si quelques locataires, ayant dénoncé le sieur Briquet, ont eu le temps de déménager sans payer leur terme: le juge d'instruction, apparemment, se méfie déjà de la loi Reinach.
Dans ces conditions, je vous le demande, comment assurer des habitants à nos établissements pénitentiaires? Pouvait-on s'en remettre à la Société d'Encouragement au bien? Mais pour décider certaines gens, M. Jules Simon, par exemple, à gagner leur prison par un vol ou par un assassinat, il aurait fallut qu'elle inventât d'autres récompenses que ces couronnes civiques dont les plus illustres se contentaient jusqu'ici: telle, au Champ de Mars, la Société nationale des beaux-Arts, au lieu de prodiguer d'inutiles médailles comme on fait aux Champs-Elysées, offre à ses amis, le samedi, à cinq heures (five o'clock), qu'ils aient exposé ou non, une tasse de thé que M. Van Beers lui-même ne refuserait pas!
Sa Vigilance M. le ministre de l'Intérieur a pourvu aux besoins de Mazas, pour commencer, par un petit coup d'Etat. M. Poubelle occupant l'Hôtel de Ville et M. le général de Miribel étant devenu chef d'état-major général, on s'est senti assez fort pour transporter de leurs laboratoires privés dans un bâtiment public une vingtaine d'étudiants russes: ils s'amusaient, dit-on, à engager des paris mutuels sur le nombre d'éclats que produirait une bombe et sur le nombre de morceaux que fournirait, du même coup, soit un empereur de Russie, soit un bourgeois français.

                                                                                                                    Louis Ganderax.

Revue Illustrée, Juin 1890-Décembre 1890.

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