mercredi 17 juin 2015

La réforme scolaire.

La réforme scolaire.


Voici la dernière semaine des vacances: il est urgent que les collégiens s'entraînent pour la rentrée. Si quelques-uns, dans leurs familles, se sont abandonnés aux douceurs du thème grec ou des vers latins, il faudra, pendant ces huit jours, qu'ils se remettent courageusement à la boxe française, au bicycle, aux jeux de paume, de thèque et de barette.
Sur la thèque et la barette, comme sur la crosse et le gouret, consultez les cahiers mis en vente par la Ligue nationale de l'Education physique, "au prix du papier", chez tous les libraires. En étudiant la couverture, vous apprenez la règle de ces jeux; vous écrivez, à la suite, vos brouillons ou vos textes (vos devoirs de style sur un concours d'escrime ou de tir, ou le programme des courses à pied, celui des régates de la saison) ; et, par dessus le marché, pour la récapitulation périodique des matières de l'enseignement, vous avez de quoi faire un petit rallie-papier... Ah! le supplice que c'était jadis que de composer en "récitation classique"! Le forcement de la cervelle où devaient tenir ces milliers de lignes! Et la peur d'omettre une seule phrase, un mot, une pause, la peur d'avoir une hésitation!... Evidemment le rallie-papier est plus sain.
En ce temps-là, j'ose le dire, les fils de la bourgeoisie offraient déjà quelques symptômes d'une dégénérescence plutôt digne de la noblesse, et les pédagogues ne s’inquiétaient pas encore de refaire cette variété de la race. Il ne s'agissait, pour nous, que d'écrire en bon français, en bon latin surtout, voire en bon grec, d'après les bons auteurs grecs, latins et français. Aucune "faculté", vous le pensez bien, n'était plus méprisée que la gymnastique; non, pas même la géographie et l'allemand! Aux heures de récréation, dans la première cour de Louis-le-Grand, cette vénérable fosse aux ours, on n'avait guère d'autre sport que de longer les quatre murs. Aussi ressemblait-on aux potaches de Cham plutôt qu'aux éphèbes de Phidias; on était "en forme", à la fin de ses études, pour le Prix d'honneur, et non pour la Coupe du championnat!... Quiconque sait lire le Temps, ou même un journal moins sérieux, suit avec admiration les prouesses que le Président de la République a soin d'honorer maintenant par la remise solennelle de cette riche timbale; et quiconque a pâli naguère sur "Quicherat" et sur "Alexandre", imagine avec envie un régime qui profite si bien aux jeunes Français: - toute l'année scolaire consacrée à la préparation de ces tours de force ou d'adresse; toute la semaine, hormis le dimanche, employée à faire le Lendit!
Mais quoi! l'on exagère aisément le bonheur d'autrui: nos lycées ne sont pas encore les casinos de l'enfance. Nos lycéens, par hasard, ont-ils eux-mêmes rêvé cet âge d'or? Ils vont avoir, à la rentrée, une petite déconvenue. On avait parlé de supprimer ou de réformer le baccalauréat. La suppression avait ses partisans, recrutés parmi les examinateurs et parmi les vieux garçons; les élèves et les pères de famille étaient plutôt pour la réforme: au lieu que personne, à l'avenir, ne devint bachelier, ils préféraient que tout le monde le fût. La République, au Brésil, a bien accordé le diplôme, sans examen, à tous les candidats de cette année! On n'attendait pas de M. Bourgeois cette réforme idéale: on n'espère pas d'un simple ministre un pareil don de joyeux avènement. Mais, sans doute, à la fâcheuse version latine, qui nous gâtait le baccalauréat ès lettres, empoisonnait l'ès sciences, infectait même l'ès sciences restreint, ce grand-maître assez gaillard subsisterait une épreuve nouvelle: un exercice de saut, pour commencer, à la prochaine session d'automne, et, sans doute, à la session d'été, un exercice de natation.
Hélas! à peine les nageurs, les sauteurs étaient-ils en vacances, l'Officiel a publié la constitution qui va désormais les régir: il n'est question là-dedans ni de pleine eau ni de plein air. A-t-on exaucé, du moins, le vœu que le Comité de la Ligue nationale avait émis formellement? Il souhaitait, ce Comité, "qu'une cote d'état physique fût réservée, dans tous les examens et concours de fin d'études, à la vigueur du candidat, à son adresse, à la largeur de sa poitrine". Eh bien! l'on n'a même pas octroyé, au mérite musculaire, cette raisonnable sanction. Nul ne sera réformé, nul ne sera refusé, veux-je dire, au baccalauréat, pour étroitesse du thorax, insuffisance du biceps ou faute grave à la barette. Un candidat, proclamé en juin "le Premier champion des Ecoles" pourra échouer en juillet à la Sorbonne. Après le règne du "fort en thème", on a redouté, à ce qu'il paraît, de fonder celui du fort en thèque.
Un baccalauréat unique est institué, qui ressemble étrangement, pour les premières épreuves, à l'ancien baccalauréat ès lettres, à peine décapité de sa partie philosophique: une composition française, une version latine, et l'explication d'un texte grec, d'un texte latin, aussi bien qu'un texte français, il faudra que tout le monde en passe par là, tout le monde, avant d'aborder les dernières épreuves, qui relèveront principalement, soit de la philosophie, soit des mathématiques, soit des sciences physiques et naturelles. Autant dire que désormais, pour devenir bachelier ès sciences, à titre entier ou même restreint, il faudra que l'on soit d'abord une façon de bachelier ès lettres; avant de s'échapper en "élémentaires", on aura dû pousser jusqu'à la fin de la rhétorique. Et, nulle part, dans ce programme, il n'est trace de version allemande ou anglaise: les langues vivantes sont reléguées, lors des premières épreuves, de l'écrit à l'oral!... Nos amateurs de pédagogie avaient coutume d'échanger ces propos: "La République, en matière d'enseignement, ne saurait mieux faire que d'être athlétique. - elle ne saurait faire moins que d'être utilitaire." Et voilà qu'elle est classique!
Il se peut, à la vérité, qu'elle invite nos professeurs à considérer les littératures antiques, aussi bien que la littérature française, comme des instruments d'éducation encore plus que d'instruction: les textes grecs et latins, aussi bien que les nôtres, ne seraient plus que des pièces justificatives d'une histoire de la civilisation, ou plutôt de notre histoire nationale depuis les origines les plus lointaines jusqu'à nos jours. Mais, enfin,  même ainsi comprises, par le temps qui court, par les temps qui viennent, à quoi servent les humanités? De l'aveu de leur plus déterminé, de leur plus ingénieux défenseur, M. Alfred Fouillée, un républicain de la veille, elles ne peuvent servir qu'à faire des hommes, des Français, des citoyens habiles à diriger leur pays.
D'autres exercices, en vous donnant des bras, vous préparent plus gaiement à diriger un mail-coach: d'une façon ou de l'autre, on prouvera toujours qu'on appartient aux classes dirigeantes. Est-ce que des hommes du monde, et même du nouveau monde, enviés entre tous à Paris, ne s'avisent pas de conduire à quatre chevaux, sur la route de Poissy ou de Rambouillet, chacun à son tour, un chargement d'inconnus? Et ne dit-on pas que l'un de ces gentlemen, au moins, dirige, par surcroît, un grand journal d'outre-mer, quelque chose, apparemment, comme The Pêle-Mêle Coaching Gazette?

                                                                                                       Louis Ganderax.

Revue Illustrée, juin 1890-décembre 1890.

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