mercredi 24 juin 2015

La crinoline. Part I

La crinoline. Part I.


La coquetterie des femmes est plus ancienne que le monde, j'entends le monde dont nos saints livres nous décrivent la création, car, s'il faut en croire l'histoire de la civilisation chinoise, plus de mille ans avant que la bonde Éva se fut taillée sa première robe dans le feuillage d'un figuier, les jolies Chinoises pratiquaient déjà, non sans succès, l'art de s'allonger les yeux et de se raccourcir les pieds. Cela suppose, sans contredit, des connaissances bien autrement étendues, dans le domaine de la mode et de ses ressources infinies. Mais nous ne voulons pas remonter jusqu'à ces époques obscures, afin d'y découvrir les premières traces des admirables aptitudes de la femme pour déguiser des difformités, quand elle en a, pour faire valoir ses charmes ou tromper, à l'occasion, le sexe crédule sur la qualité des attraits qu'il convoite.
Il suffit de s'arrêter en descendant l'échelle des âges, à cette époque déjà respectable par son antiquité où la poésie latine et la littérature romaine aiguisaient avec un art si délicat les traits de la vieille et mordante satire.
Horace a dit dans sa deuxième satire intitulée: Ni trop, ni trop peu, ce qu'un chansonnier moderne a traduit par ce vers:

L'excès en tout est un défaut.

Si interdicta petes, vallo circumdata (nam te
Hoc facit insanum) multa tibi tam officient res.

"Si vous convoitez les beautés que protège ce rempart d'étoffe (et c'est là ce qui vous rend épris), vous trouverez mille obstacles."
Ces deux vers pourraient servir d'épitaphe à un traité de la crinoline. Veulent-ils dire que les Romains de qualité employaient déjà, du temps d'Auguste, des ajustements analogues aux vertugadins du seizième siècle, ou aux paniers du dix-huitième? Cela est probable. Si ces nobles matrones ne s'entouraient pas précisément de cerceaux comme nos grand'mères, elles avaient du moins adopté une ampleur considérable dans la façon des palla qu'elles portaient en ville par-dessus la stola ainsi qu'on peut le voir dans le Traité des Vêtements de Rubenius.
Horace semble faire entendre que ces palissades, comme il les appelle, vallo circumdata, étaient un moyen triomphant d'enflammer l'imagination des roués de Rome, quoique peu blasés par les complaisances des costumes des beautés clair-vêtues du demi-monde d'alors, complaisances extrêmement propices aux études de l'art statuaire.
Montaigne était de l'avis d'Horace quand il écrivait, à propos des vertugadins gascons: "Pourquoi couvrent-elles de tant d'empeschements les uns sur les autres les parties qui font principalement nostre admiration? et à quoi servent ces gros bastions de quoi les femmes viennent d'armer leurs flancs, qu'à leurrer nostre appétit et nous attirer à elle en nous éloignant."
Si les vers d'Horace ne suffisent pas à prouver que les dames romaines usaient des mêmes artifices de toilettes que les petites-maîtresses du dix-huitième siècle et les Parisiennes de 1857, Ovide viendra à son secours: "Les femmes, dit-il, vêtues comme elles le sont, se trouvent toujours être la moindre partie d'elles-mêmes. Vous cherchez ce que vous aimez, sans pouvoir le démêler. Gardez-vous d'attendre pour les voir qu'elles soient habillées: leur parure en impose; tous leurs défauts se perdent sous cet appareil menteur." Cette mode, à son origine, fut comme une réaction opérée par la pudeur contre les robes transparentes de soies lamées d'or dont Sénèque a dit:
"Celle qui peut les vêtir osera-t-elle jurer qu'elle ne soit pas nue? Que découvrez-vous dans ces sortes d'habits, si toutefois on peut les appeler habits, qui puisse défendre ou le corps ou la pudeur?"
Livie, une des premières, adopta ces vastes stoles mentionnées par Horace et par Ovide; Caligula s'écria en la voyant: "C'est Ulysse en habits de femme, Ulyssem stolatum."
Vers la même époque, on inventa les corsets; ils furent d'abord formés d'une bande d'étoffe dont les jeunes personnes s'entouraient la taille.
Dans Térence, on rencontre un amoureux qui, parlant des perfections d'une jeune étrangère qu'il aime, s'écrie avec enthousiasme: "Cette fille ne ressemble point aux nôtres, à qui leur mères s'efforcent de baisser la taille et qu'elles obligent à se serrer pour paraître menues." Ailleurs, une jeune étourdie se désole: "Qu'ai-je fait? malheureuse! j'ai perdu en chemin cette lettre que j'avais mise dans mon corset (inter tuniculam et strophium)."
On ne tarda pas à munir ce nouvel ajustement des différents et utiles accessoires pour lesquels nos bonnes faiseuses prennent aujourd'hui des brevets. Ovide recommande "ces enveloppes qui arrondissent la poitrine et lui prêtent ce qui lui manque." Il ajoute que "pour égaliser les épaules, quand l'une est plus haute que l'autre, il suffit d'en garnir une légèrement. Et l'amour fascine les yeux sous cette égide propice."

Decipit hac oculos ægide dives amor,


La plupart de ces modes se perdirent dans la dissolution de l'empire romain, et des siècles s'écoulèrent, en France, avant qu'on y revint. Du temps que la reine Berthe filait, les femmes étaient trop simples, vivaient trop retirées pour s'occuper volontiers de ces petites choses... qui sont devenues le point capital d'une élégante.
Les longues guerres d'Italie, sous Charles VIII, Louis XII et François 1er, eurent pour résultat d'introduire dans la société française les modes de cette radieuse contrée qui commençait, grâce à ses merveilleux artistes, à donner le ton à toute l'Europe, en matière de goût.
C'est alors que quelques dames de la cour se montrèrent dans les réunions avec les bras et la gorge nus, et que leurs jupes, devenues plus courtes, laissèrent entrevoir le bout de leurs pieds. Bientôt après, les modes espagnoles se mêlèrent aux italiennes.
On voit alors les vertugales ou vertugadins, modèles des paniers, et plus ridicules encore que cette invention moderne.
Le goût des vertugadins et des basquines devint une fièvre, une folie; il résista aux ordonnances de deux rois, Charles IX et Henri III, et, ce qui est plus fort, aux chansons, satires et quolibets dont Etienne Pasquier nous a légué un modèle dans ses joyeuses et spirituelles Ordonnances d'amour. C'est encore, comme le trait de Montaigne, une paraphrase du vallo circumdata d'Horace. "Se plaignent les gentilhommes, dit-il, des vasquines, vertugales et grans devans que portent aujourd'hui les femmes; nous, pour ce sujet, en avons osté et ostons la coustume, nous rapportans à la mode d'Italie."
Un prédicateur de la Ligue, violent et agressif, comme les gens d'église l'étaient quelquefois alors, tonna du haut de la chaire contre ces bricoles infernales. "Les femmes qui les portent, criait-il en s'adressant à la cour, portent le diable en croupe." Mais cela n'y fit pas plus que les chansons: les vertugadins résistèrent bravement et tombèrent d'eux-mêmes... sous Louis XIII.
Ces vertugadins et basquines étaient, comme je l'ai dit, d'origine espagnole. C'était un ceinturon fait de grosse toile, soutenu d'un cercle en fil de fer pour relever les jupes autour des reins. Les Espagnols les nommaient verdugoles, dit Le Duchat, par rapport aux ceinturons où les homme accrochaient leur épée, et appelés vergudo, du latin verutum. On a prétendu que le diminutif vertugadin, adopté depuis, dérivait de verta-gard-infant, ainsi nommé parce que cet ajustement garanti de tout choc le sein de la mère. D'ailleurs la fureur de l'étymologie ne devait pas s'arrêter en si bon chemin: j'ai lu dans un dictionnaire que le mot basquine désignant selon Borel, une robe fort ample, étendue au moyen d'un cercle, venait en ligne direct du grec bascainô, équivalent de fasciner. Il était pourtant si simple de se rappeler, avec Le Duchat, que la basquine ou hoche-plis, était née chez les Basques! Mais à quoi servirait d'être savant, s'il fallait voir tout bonnement les choses telles qu'elles sont?
Rabelais nous apprend, dans sa description des costumes de l'abbaye de Thélème, de quelle façon on disposait ces vêtements.
"Les dames, au-dessus de la chemise, vestoient la belle vasquine de quelque beau camelot de soye; sus icelle vestoient la verdugale de taffetas blanc, rouge, tanné, gris, etc. Au-dessus, la cotte de taffetas d'argent faict à broderies de fin or, et à l'aigueille entortillé ou de satin, damas, velours: orangé, tanné, verd, cendré, bleu, tanné-clair, rouge-cramoisi, blanc, drap d'or, toile d'argent, de canetille, de brodures selon les festes, etc."
Cette méthode de placer trois robes l'une sur l'autre qu'indique Rabelais, se trouve aussi mentionnée dans une pièce à peu près du même temps et en des termes qui rappellent les droits respectifs des bourgeoises et des dames nobles en matière de costume:

Pour une cotte qu'à la femme du bourgeois,
La dame en a sur soy l'une sur l'autre trois,
Que toutes elle faict esgalement paroistre,
Et par là se faict plus que bourgeoise cognoistre.

J'ai parlé de satires et de chansons; on en fit, et des plus cruelles, à Paris et en province.
Il arriva de Lyon, en 1556, le Débat et complainte des meuniers et meunières à l'encontre des vertugales: puis, en 1563, le Blason des basquines et vertugales, avec la remontrance qu'ont faict quelques dames, quand on leur a remontré qu'il n'en fallait plus porter. On y trouve des vers tels que ceux-ci:

... O la gente musquine!
Qu'elle a une belle basquine!
Sa vertugale est bien troussée.

Mais je m'empresse de m'arrêter: il faut être sobre dans les citations qu'on peut faire de cette satire; car le français du temps, prenant exemple du latin, s'inquiète peu si le lecteur veut être respecté:


Que vous servent ces vertugalles,
sinon engendrer des scandalles?
Quel bien apportent vos basquines
Fors de lubricité les signes?
Le peuple dit: Voyez la belle
Pense estre plus jolie en elle
Pour ce qu'ainsi elle s'appreste?
O! se dit l'autre: Qu'elle est beste!
Pour fournir à tel ornement
Chez elle vit pauvrement.


                                                     A continuer.

                                        A. de La Fizelière.

La mosaïque, Revue pittoresque illustrée de tous les temps et de tous les pays, 1878.

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