mardi 26 mai 2015

Scarron.

Scarron.

Le poëte Scarron est une des plus singulières figures que nous ait montrées le XVIIe siècle. Fils d'un conseiller au Parlement qui possédait une fortune considérable, riche lui-même, instruit, d'un esprit vif, d'une intelligence prompte, il paraissait appelé à une carrière brillante. Les désordres d'une jeunesse dissipée et aventureuse, une prodigalité insensée, et surtout une horrible maladie, en disposèrent autrement.
A l'âge de vingt-huit ans, il fut attaqué d'un mal mystérieux qui lui tordit les membres, contracta ses traits, et en fit l'espèce de monstre dont il a lui-même, dans les lignes suivantes, tracé le portrait:
"Ma tête est un peu grosse pour ma taille, j'ai le visage assez plein pour avoir le corps très-décharné. J'ai la vue assez bonne quoique les yeux gros. J'en ai un plus enfoncé que l'autre du côté que je penche la tête. Mes jambes et mes cuisses ont fait premièrement un angle obtus, et puis un angle égal, et enfin un angle aigu; mes cuisses et mon corps en font un autre. Je ne ressemble pas mal à un Z. J'ai les bras raccourcis aussi bien que les jambes; je suis un raccourci de la misère humaine."
Cette esquisse, mi-sérieuse, mi-comique, nous peint Scarron tout entier. Devenu par un caprice de la nature un objet de pitié, il voulut se venger à sa manière, c'est à dire en la tournant elle-même en ridicule et en parodiant tout ce qui était beau, noble et grand.
Ce fut là l'origine du genre burlesque, dont Scarron se proclama lui-même l'Empereur. Son Emile travestie, l'un de ses ouvrages les plus connus, est restée le type de cette littérature bouffonne dont Boileau a fait justice dans son Art poëtique.

     Au mépris du bon sens le burlesque effronté
     Trompa les yeux d'abords, plut par sa nouveauté.
     On ne vit plus en vers que pointes triviales;
     Le Parnasse parla le langage des halles;
     La licence à rimer alors n'eut plus de frein;
     Apollon travesti devint un Tabarin.
     Cette contagion affecta les provinces,
     Du clerc et du bourgeois passa jusqu'aux princes.
     Le plus mauvais plaisant eut ses approbateurs,
     Et jusqu'au d'Assouci tout trouva des lecteurs.
     Mais de ce style enfin la cour désabusée
     Dédaigna de ces vers l'extravagante aisée,
     Distingua le naïf du plat et du bouffon
     Et laissa la province admirer le Typhon.

Il faut convenir pourtant que Scarron ne mérite pas ce jugement sévère; dans sa maisonnette du Mans que reproduit maintenant notre gravure, il écrivit quelques pièces de théâtre, quelques romans, le Roman comique surtout, dont les principaux personnages sont demeurés légendaires, et quelques poésies, qui ne sont pas indignes du grand siècle dans lequel il a vécu. 



Ses comédies, hâtons-nous de le dire, sont à cent lieues de celles de Molière; mais on y trouve le vrai comique, ce comique qui amuse et instruit en même temps.
Il n'y a pas jusqu'à son Enéide travestie, cette bouffonnerie immortelle, qu'on ne lise encore par-ci par-là avec plaisir. Telles parties de cette étrange épopée sont restées dans la mémoire de tous ceux auxquels le chef-d'oeuvre de la poésie latine est familier. Qui ne se rappelle, dans la description des Champs-Elysées, la saillie plaisante si souvent citée:

     J'aperçus l'ombre d'un cocher
     Qui, tenant l'ombre d'une brosse,
     En frottait l'ombre d'un carrosse!

Qui ne s'est déridé à la lecture des curieux anachronismes commis à dessein par le grand travestisseur comique, quand il montre par exemple Énée débarqué sur le littoral africain et désirant voir:

                         ... Si de ce rivage
     Le peuple est civil ou sauvage
     Et savoir si les habitants
     sont chrétiens ou mahométans;

Ou bien quand il raconte gravement que Didon, avant son repas, récite son benedicite; que le pieux Énée met ses habits en gage; que Junon promet pour femme au dieu Éole la nymphe Déiopée, laquelle


     ... Entend et parle fort bien
     L'espagnol et l'italien;
     Le Cid du poete Corneille
     Elle le récite à merveille,
     Coud le linge en perfection
     Et sonne du psaltérion.

Ces surprises drolatiques, ces coq-à-l'âne imprévus, ces entorses faites à l'histoire et au bon sens, ne peuvent manquer d'amener un léger sourire sur les lèvres du lecteur instruit et indulgent qu'amusent ces quiproquo. Mais là s'arrête le succès burlesque de l'auteur. On a ri, mais on n'a pas désarmé; on ne pardonne pas à un poëte si vrai, à un esprit si cultivé, à un si grand comique, d'avoir gaspillé ainsi et jeté à tous les vents le talent merveilleux que le ciel lui avait départi. Scarron pouvait devenir un de ces astres éclatants qui brillent au siècle de Louis XIV; ce ne fut qu'un feu follet qui ne jeta pendant quelques jours une légère et fugitive lueur que pour disparaître à tout jamais.

                                                                                                                        C. Eparvier.

La Semaine des Familles, samedi 4 décembre 1869.

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