mardi 14 avril 2015

Les derniers moments de Ramus.

Les derniers moments de Ramus.


A l'angle de la rue des Carmes, au cinquième étage et dans une chambre qui n'a pour ornement qu'une chaise de bois peint, une mauvaise coupe de faïence et un  peu de paille fraîche, habite un sage que les monarques vont visiter quelquefois; dont le nom est prononcé en Italie, en Allemagne, en Angleterre, partout où disputent deux intelligences, et qui a troublé le monde moral, en mettant le premier en doute l'infaillibilité d'Aristote: c'est Ramus.
Il se promenait dans la cour du collège de Presles, si souvent témoin de ses sarcasmes amers contre l'empirisme du siècle, et rêvant, selon sa coutume, comment il blesserait de quelque nouveau coup cette vieille scholastique déjà toute mutilée par lui, quand un de ses disciples vint le distraire de sa méditation en lui montrant du doigt la place Maubert, et répétant: Les voilà! les voilà! Ramus le comprit et alla se cacher.
Bientôt on aperçut un homme d'une grande stature, le corps courbé, le front chauve, l’œil étincelant d'un feu livide, et vêtu d'une robe qu'il avait usé sur les bancs de l'école, en interprétant les oracles d'Aristote; c'était Charpentier que suivait un peuple d'adolescens, d'adultes, de vieillards, disciples, ou plutôt athlètes du philosophe de Stagire, dont ils soutiennent la divinité par des argumens qu'on ne connaissait pas dans les gymnases d'Athènes. A ces âmes enthousiastes d'une philosophie qui pèse sur l'espèce humaine depuis dix-huit siècles, se sont mêlés quelques écoliers de Ramus lui-même, que Charpentier a gagné en leur démontrant, dans trois discours divisés à la manière de l'école, que de ne pas croire à Aristote, c'est être huguenot.
Toute cette cohue de sages reste dans la cour du collège, pendant que Charpentier monte les degrés qui conduisent à la retraite de Ramus. La porte en était ouverte. Les deux représentans de l'empirisme et du spiritualisme se saluent, et alors s'établit entre eux ce colloque latin qu'un historien contemporain nous a conservé, et dont il serait difficile de rendre l'énergique rapidité:
- Salut.
- Salut. L'heure de mourir est venue.
- La vie!
- Je te la vends.
- Combien?
- Tout ce que tu possèdes.
- Qu'il soit dit.
Alors Ramus fouille dans son lit et trouve une bourse pleine d'or qu'il remet à Charpentier. Le prix du sang enrobé sous un pan de sa robe, Charpentier descend l'escalier et s'enfuit. Quelques écrivains veulent qu'il ait ouvert la fenêtre de son rival; d'autres racontent qu'il s'échappa comme un voleur nocturne.
A peine était-il loin que cette multitude commença à murmurer: on entend distinctement: Aristote!, Aristote!. Les régens crient: Huguenot!  en désignant du doigt ces niches en pierre d'où Ramus précipita, quelque temps auparavant, les images des saints. Des femmes de la place Maubert, attirées par le tumulte, font le signe de la croix; d'autres joignent les mains et répètent: Jésus! Jésus! des écoliers, ramassent des pierres et essaient de les lancer aux fenêtres de l'habitation du professeur. Enfin, un adolescent, plus haut que ses camarades, pousse violemment la porte de bois du collège, et tous les autres le suivent pèle-mêle à travers l'escalier étroit qui conduit au Sunium du nouveau Platon. Ramus, assis sur la paille, attendait tranquillement que son sort s'accomplit: l'écolier qui était venu l'avertir de l'approche de Charpentier était à ses côtés, l’œil fixé sur son maître. La main qui frappa le philosophe fut celle d'un jeune homme auquel il aimait à faire lire ses livres de philosophie. Heureusement, il ne la vit pas venir, car il avait relevé sur ses yeux son épaisse barbe blanche. Ses yeux, dit-on, étaient tout mouillés, le meurtrier l'affirma; mais quand son témoignage serait vrai, qui oserait croire que ce fut la vie que pleurât ce sage?
Dans ce corps usé par les veilles et les disputes philosophiques, elle ne tenait qu'à un souffle, et ce souffle s'échappa bien vite: un seul coup tua le vieillard. On ouvrit la fenêtre; on souleva le cadavre et on le jeta dans la cour. En tombant le ventre se rompit et les entrailles se répandirent sur le pavé. On vit alors des écoliers se précipiter, à la voix de leurs régens, sur ces restes sanglans, les partager entre eux comme des trophées, et les disperser ensuite dans les rues voisines, aux cris de la populace qui, armée de verges, fustige le corps du philosophe.
On traversa la place Maubert pleine de vendeurs qui, s'approchant pour voir le seul homme qu'ils connussent dans le monde intellectuel, ramassaient de l'herbe pourrie et la jetaient sur cette figure que le Primatice avait prise pour modèle et que les rois avaient baisée en signe d'admiration. 
Ce disciple bien-aimé, dont l'histoire n'a pu sauver le nom, et quelques autres encore suivaient de loin le cortège, recueillant d'une main avide les débris de la robe de leur maître que déchiraient la pointe des cailloux. Arrivés presqu'en face de l'église de Notre-Dame, on poussa le corps dans le fleuve: il surnagea et vint aborder au pont Saint-Michel où l'attendaient ses fidèles élèves. La foule avait couru à d'autres spectacles. Ils amarrèrent le corps, le lavèrent, l'enveloppèrent de leurs vêtemens, et ils se préparaient à l'emporter lorsque des passans les chassèrent à coups de pierre. Un homme du peuple étant descendu sur la Grève, écarta la barbe blanche qui couvrait la figure du mort et cria: C'est Ramus! Tout Paris voulut voir les restes du philosophe. 
Pendant que des princes allaient entendre ses leçons, Ramus avait eu des courtisans; il ne s'en trouva pas un, après sa mort, qui vint garantir sa face des insectes ou de la populace. Au premier bruit du meurtre, ils s'étaient précipités dans les appartemens du monarque, pour lui baiser les mains, lui jurer une inviolable fidélité, et le féliciter sur le trépas d'un homme qui n'avait pas même de draps pour dormir. Ils parlaient d'aller remercier le Ciel; mais le prince rougit de cette ivresse de servitude, et il ne voulut pas les accompagner. On prétend que, pendant la nuit, un chirurgien se glissa dans l'ombre, et sépara la tête du tronc. Des historiens ont écrit qu'on jeta le tronc dans un égout voisin.
Pendant que le fleuve emportait doucement le corps, des hommes de la lie du peuple, qui croyaient que la fortune et la gloire devaient habiter ensemble, fouillaient la demeure de Ramus et s'étonnaient de n'y trouver que quelques gouttes de vin blanc dont il se lavait la barbe, un vieux manteau d'hiver, et deux ou trois volumes grecs tâchés de sang. Ces livres étaient les seuls instrumens avec lesquels Ramus, durant trente ans, remua les esprits.
Ainsi s'éteignit une des plus brillantes lumières qui aient lui dans le seizième siècle. Ce fut Ramus qui le premier tenta de ruiner cette ténébreuse philosophie où les plus nobles esprits erraient en aveugles, et qui aurait exilé de nos écoles toutes les images d'Aristote, s'il eût vécu quelque temps encore; car la nature lui avait donné tout ce qu'il faut pour opérer les révolutions intellectuelles: une âme ardente, une complexion vigoureuse, une activité de corps infatigable, l'amour de la gloire et de la pauvreté, une éloquence vive et impétueuse. Il couchait sur la paille, ne vivait que de légumes qu'il allait acheter et qu'il apprêtait lui-même, pendant que d'un air curieux il interrogeait Aristote pour trouver l'intelligence de ce philosophe en défaut. Ses modestes revenus étaient employés à élever de pauvres écoliers auxquels il ne demandait pour toute reconnaissance qu'une haine sans bornes  contre l'empirisme scholastique. 
On aurait tort peut-être de blâmer ce fanatisme philosophique; car une âme froide se serait enfermée dans le doute, et Descartes n'aurait pas trouvé les voies toutes préparées pour la régénération de l'entendement humain.

                                                                                                                   M. Audin.

Magasin universel, octobre 1836.

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