vendredi 13 mars 2015

Une nursery royale.

Une nursery royale.

On les compte aujourd'hui, dans ce Paris si bousculé depuis quarante ans, les maisons où s'accroche quelque lambeau d'histoire, quelque souvenir d'autrefois. Combien surnagent encore dans ce déluge nouveau de moellons?
Une des dernières qui aient survécu est un vieux logis qui a son histoire dans la chronique parisienne. On peut l'apercevoir encore, à peine caché qu'il est, enlisé par de hautes bâtisses modernes, prétentieuses et banales. Il garde au milieu de ces plâtras, l'aspect d'un ancêtre imposant et sévère, d'une robustesse élégante, d'une allure grave et hautaine.
Ce logis est bien inconnu des promeneurs: il est situé boulevard du Montparnasse, au coin de la rue de Vaugirard. Il a eu son heure dans l'histoire; il abrita des hôtes illustres, charmants, rois glorieux, princesses et grandes dames, soldats héroïques, coquettes ambitieuses.


Avant que la marée montante des maisons eût envahi ses entours, il se trouvait en pleine campagne, à l'orée de la plaine de Montrouge, loin des bruits de la ville bourdonnante, séparé du Cours (1) par un mur élevé que tapissaient des lierres et des chèvrefeuilles, et comme perdu dans les massifs de son petit parc mystérieux et discret.
Il avait été bâti par le duc César de Vendôme pour en faire une maison des champs où le maître et ses amis donnèrent de fastueuses soirées et des repas célèbres pour leur somptuosité.
Mis en vente à la mort de l'épicurien grand seigneur, l'hôtel fut acheté au nom d'un conseiller au Parlement. Une jolie dame, d'allure discrète, vint s'y installer avec un nombreux personnel, muet, grave et correct. La locataire élevait plusieurs enfants dont chacun avait sa nourrice particulière. Parfois, à des intervalles chaque jours plus rapprochés, s'arrêtait à la porte dérobée du Cours un modeste équipage; il en sortait un personnage à l'aspect important et solennel, vêtu de noir comme un magistrat. La grille (qui existe encore) s'ouvrait silencieusement et l'inconnu restait enfermé deux ou trois heures avec la dame du logis. Les bonnes gens du quartier avaient crainte et respect pour ce mystère.
Quelle n'eût pas été leur stupéfaction, s'ils avaient appris que cet imposant personnage n'était autre que Sa Majesté très chrétienne, Louis le grand, quatorzième du nom, nec pluribus impar, le Roy-Soleil, et que la maîtresse de céans était Mme  veuve  Scarron, qui commença ainsi à gravir, féline et souple, les marches du vieux trône de France. Il y avait dix ans que le cul-de-jatte Scarron était mort; sa veuve, jeune et séduisante, cherchait à faire fortune et à faire figure dans le monde.
Elle entra comme dame de compagnie dans les maisons d'Albret et de Richelieu "où, dit Saint-Simon, elle n'était rien moins que sur le pied de compagnie et rendait mille petites commissions dont l'usage des sonnettes, introduit depuis, a ôté l'opportunité."
Elle fit connaissance, à l'hôtel de Richelieu, de Mme de Montespan, et l'habile et intrigante comédienne sut charmer l'altière favorite qui lui fit offrir par Mme d'Heudicourt la charge d'élever dans le mystère ses enfants. C'est alors qu'elle s'établit dans l'hôtel du Cours.
Le secret ne fut cependant pas si bien gardé, car, dans une lettre du 4 décembre 1673, Mme de Sévigné raconte qu'elle a été voir avec sa compagnie "et remuer Mme Scarron à minuit en une grande et belle maison où l'on entre point."
Après avoir élevé les huit princes et princesses, la cauteleuse gouvernante fut nommée marquise de Maintenon et épousa Louis XIV, qui disgracia l'altière Vasthi.
La maison où s'était ourdies, dans le mystère, ces savantes intrigues, fut vendue; cinquante ans après, les rares promeneurs du Cours auraient pu voir une calèche s'arrêter à la grille, un cavalier de mine élégante et fière sauter au dehors et prendre dans ses bras, enveloppée dans un mante de linon, une mignonne petite personne, une enfant dont on entendait le rire frais et perlé sous les barbes de dentelle de sa fontange, et la porter prestement à la grille aussitôt entr'ouverte.
Le bourgeois attardé aurait cru assister à l'épilogue d'un roman, à l'enlèvement d'une ingénue; il eût porté là un jugement téméraire. Il y avait enlèvement, il est vrai, mais enlèvement légitime et légal. C'était un jeune époux, qui voulait passer sa lune de miel dans ce nid de feuillage, loin des bruits de la ville et des regards jaloux.
Le mari de Louise de Bréhan, comte de Plélo, maistre de camp de cavalerie, âgé de vingt-deux ans; 


l'épousée: noble et haute damoiselle Louise Philippeaux de la Vrillière, âgée de quinze ans, fille de Louis, marquis de la Vrillière et de Châteauneuf-sur-Loire, comte de Saint-Florentin et autres lieux, ministre et secrétaire d'Etat et de dame Françoise, vicomtesse de Mailly.


Le mariage s'était fait à l'hôtel de la Vrilliere (2). Le fiancé, dans son élégant uniforme bleu brodé d'argent, conduisait sa petite fiancée dont la mignonne personne, la taille admirablement prise, disparaissait sous des flots de soie blanche.


Cette "bamboche", comme l'appelait la Marquise de la cour Balleroy, dans ses mémoires, cette fillette toute étonnée et toute naïve, cette enfant qu'on a arrachée à sa poupée pour l'habiller du blanc costume des épousées, sera, au lendemain du mariage, à peine quinze ans, une femme vaillante, admirable d'énergie forte et patiente aux dures angoisses de la vie, héroïque, mourant de la mort tragique de son mari.
Mais Mme Françoise de la Vrillière, que tenait encore le démon de la coquetterie et "qui avait, à ce que dit Saint-Simon, à trente-quatre ans, conservé ses grâces exquises et ses charmes délicieux" voulut garder sa fille sous son autorité: elle avait si peur d'être grand mère! Aussi les deux époux ne se voyaient qu'à table, au baise-main officiel, au salon; ils furent bientôt d'accord pour préparer, avec la complicité d'une gouvernante, un enlèvement.
Dans la maison mystérieuse du faubourg, ils passèrent leur douce lune de miel, oubliant le monde, ses pompes et ses fêtes. Plélo dédia à sa nouvelle épousée cette idylle charmante:

Jours heureux que je passe en cette solitude
Ne précipitez point un trop rapide cours; 
Coulez plus lentement, jours si chers aux amours.

Hélas! oui, cette idylle charmante devait avoir une terrible fin.


Le comte de Plélo, nommé ambassadeur en Danemark, indigné de la couardise du ministère de Louis XV qui n'avait envoyé que par des secours dérisoires secourir la ville de Dantzik où s'était réfugié notre allié Stanislas Leczinski, et qui, assiégé par 50.000 Russes résistait héroïquement, essaya, à la tête d'une poignée d'héroïques volontaires, de forcer les retranchements.
Sa troupe fut accablée par le nombre et il tomba "perdant son sang par vingt blessures" percé de balles et de coups de baïonnette. Sa mort avait lavé la honte infligée au drapeau fleurdelysé à l'ombre duquel il s'était fait tué pour la patrie.
Sa femme, quand on lui rapporta le corps de celui qu'elle aimait d'un si grand amour, faillit devenir folle de douleur, mais elle se rappela qu'elle avait des enfants et vécut pour eux. Elle revint en France et cette pauvre désespérée "pour qui plus n'était rien et rien n'était plus", alla finir ses jours dans la pauvre et triste communauté du Bon Pasteur, rue du Cherche-Midi, "où l'on vit, disent les statuts, dans la pénitence, la simplicité et l"humilité."


Elle avait choisi pour lieu de retraite cette communauté parce qu'elle était tout près de cette maison du Cours où, quinze ans auparavant, elle avait vécu si heureusement, et où quotidiennement elle allait faire un pèlerinage.
De jour en jour, elle déclinait, et deux ans après, son long martyre prit fin. A l'âge de vingt-neuf ans, la comtesse de Plélo alla rejoindre celui qu'elle adorait.

                                                                                                                   A. Callet.

(1) Boulevard du Montparnasse.
(2) Hôtel actuel du ministère de la Guerre, rue Saint-Dominique.

Magasin pittoresque, janvier 1913.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire