jeudi 5 février 2015

Une nuit avec les Sans-Asile.

Une nuit avec les Sans-Asile.


Les rédacteurs de revues et de journaux qui ont parlé jusqu'ici des asiles de nuit parisiens ne les ont visités qu'en amateurs et n'y ont jamais couché. Mon Dimanche, pour donner à ses lecteurs une relation vraie et vécue d'une nuit passée dans un refuge, a prié un de ses collaborateurs de s'y faire admettre comme un véritable miséreux.
Voici donc, recueillies d'après nature, les impressions d'une nuit passée dans un asile public de Paris, en compagnie des Sains-Pains et des Sans-Gîte.

Comme vient le soir, surgissant on ne sait d'où, à gauche, à droite, les Sans-Pains deviennent les Sans-Sommeil.
Tout le jour, au milieu du bruit, de la poussée constante de la foule, parmi la veste, la blouse, la cotte des travailleurs, on ne pouvait les remarquer. Et d'ailleurs, ils se trompaient eux-mêmes; une fierté les tenait: ils marchaient à la conquête du pain, comme tous, oubliant leur triste mine devant laquelle les portes se ferment.
Mais voici le soir... Lentement, après l'arrêt malheureux au bistrot du coin, l'ouvrier est rentré à son logis, la ménagère en jupe, en cheveux, a terminé son va-et-vient pour les emplettes du ménage, tout-à-l'heure on sortira pour aller au plaisir, il y a un moment de calme: c'est à cette heure que surgissent les Sans-Sommeil, ces noctambules douloureux.
Ils vont lentement, titubant presque, comme ivres, car la misère grise aussi ceux qui la boive à longs traits; ils glissent le long des murs ou vont d'arbre en arbre.

L'auberge de la Belle-Etoile.

Quelquefois, le Sans-Asile s'affaisse, plutôt qu'il ne s'assoit, sur un banc, pose le baluchon qui souvent charge ses épaules, puis regarde droit devant lui, fixement, avec le désir de ne pas dormir. Mais ses yeux se ferment, sa tête se penche sur sa poitrine, son corps roule à demi sur le banc et... la voix rude d'un agent s'oublie à des mots grossiers, méchants, hachant, martelant des: Houste, décampe. File et plus vite que ça. Je te ... fourre au violon.



L'homme a un sursaut étrange qui le met droit; sa main, fébrilement, mécaniquement, happe les chiffes ou les outils et, sans un mot, il s'en va droit devant lui. Il presse le pas, quoiqu'il n'aille nulle part; réglées automatiquement, les bottes de l'agent martèlent le trottoir. Celui-ci fait demi-tour arrivé aux bornes de sa zone d'inspection, et le Sans-Sommeil se rassoit plus loin pour recommencer la tragique comédie jusqu'au matin.
Sans-Asile est parfois blanc de neige; Sans-Sommeil est parfois raidi de froid; des loques de Sans-Sommeil goutte parfois de l'eau comme d'un linge sortant de la rivière.
Sans-Asile est la douleur même dans la nuit. Quand vient le soir, Sans-Asile et ses frères font tache noire à la porte des refuges de nuit et les lits se disputent entre les premiers arrivés.

Les refuges.

Un refuge municipal est établi de chaque côté de la Seine, au Xe, au XIIIe arrondissement, quai Valmy, rue du Château-des-Rentiers (le leur peut être) : un drapeau claquant au vent, accompagnée de la trilogie un peu moqueuse: Liberté, égalité, fraternité, les désigne à l'attention.
La charité privée est venue porter son appoint à la charité officielle. L'Oeuvre de l'Hospitalité de Nuit a jeté dans la grand'ville quatre autres asiles, trois sur la rive droite, un sur la rive gauche: au XIe arrondissement, boulevard de Charonne, 22; au XVIIe, rue Tocqueville, 59; au XVIIIe, rue de Laghouat; au XIVe, boulevard de Vaugirard, 14. Une lanterne bleue, une inscription, semblable à une rubrique commerciale, montrent à Sans-Sommeil le lieu où il pourra s'arrêter.
Pour la sœur de Sans-Asile, l'Association philanthropique (reconnue par l'Etat) , donneuse de pain, à ouvert trois asiles, deux à droite, un à gauche du fleuve: au Ve arrondissement, rue Saint-Jacques, 253-255; au XVIIIe, rue Labat, 44; au XIXe, rue de Crimée, 66.
Charité officielle, charité privée, charité officieuse, s'étant ainsi partagé Paris, l'une couchant Sans-Sommeil et l'autre sa pauvre sœur, prirent, comme après entente les mêmes statuts, les mêmes règlements.
C'est différent et c'est pareil: sur la grand'porte, l'enseigne seule change et, de l'une ou de l'autre, le troupeau des Sans-Sommeil recevra l'abri du corps, mais non celui du cœur; il sera accueilli, mais non point aimé.
Le miséreux, alors qu'il s'appelait Sans-Pain, le jour, avait appris tout cela, mais il hésitait pourtant. Il avait bien son livret militaire fort en règle, son livret d'ouvrier laborieux même, et sa feuille d'hôpital qui disait que sans être aveugle, il le deviendrait tout à fait s'il continuait son métier, mais il avait quand même peur de l'accueil.
Pourtant, ce jours-là, il avait plu par bourrasques terribles, et son corps tremblait tant sous ses habits mouillés qu'il se décida de ne pas passer la nuit dehors et à essayer de se servir des asiles. Il n'avait guère le choix: l'inscription s'imposait dans le courant de la journée pour les deux asiles de la Municipalité. Il était sur la rive droite. Il descendit avec sa sœur, aussi décidée, par le boulevard Sébastopol; on lui indiqua à quelques cent mètres plus loin, la rue Labat et, seul, il se dirigea vers la rue Laghouat.
Il est plus de six heures, les cloches viennent d'égrener sur la ville  quelque angelus plaintif ou quelque fin de travail; les enfants jouent sur le pas des portes, profitant d'une accalmie du temps; on croirait presque voir une rue de province, et, presque sans jeu de mot, une rue de Laghouat, tant les marmots sont charbonnés et embroussaillés.

A la porte.

Une lanterne à verres bleus, un homme à veste bleue et bouton de cuivre, l'habit conventionnel de tout ce qui est gardien de la paix, de square, de musée ou d'asile, désignent l'établissement, et c'est vers lui que se dirigent ces hommes qui surgissent vers le même temps, aux deux extrémités de la petite rue.
Sans-sommeil regarde, écoute, anxieux. Oh! les ilotes douloureux et résignés que semblent ses pareils! Quels accoutrements bizarres. Se sont-ils complu à changer leurs vêtements? Certes, le pantalon si retroussé que porte ce petit irait mieux à ce grand, à qui le sien va à mi-jambes. Et ces vestes étriquées ou si larges! Il ne se voit plus ou plutôt il se voit dans les autres. Des groupes se forment, des misères se reconnaissent, il s'approche sans savoir, une odeur désagréable lui monte au nez: ce sont des hospitalisés de la veille ou de l'avant-veille; c'est l'odeur de l'étuve; ils sont plus fripés que tous, c'est le fripement de l'étuve; Ils se sont en vain promenés par toute la ville, ils restent comme imprégnés de ce parfum ... de soufre.



D'autres nouveaux venus comme Sans-Asile s'approchent et interrogent. A la réponse les uns s'accotent au mur, les autres, avec des gestes de colère, s'en vont à grands pas. Il en voit d'autres qui suivent le mur, où leur aspect terne et grisâtre les fait se fondre dans le gris sale des maisons; jettent un coup d’œil, hésitent et s'enfuient, ou brusquement en passent le seuil, enfin décidés.
Les gosses les regardent s'engouffrer tous; tous ces papas qui n'ont pas de chambre, qui n'ont pas des caresses de mamans et de petits enfants, qui n'ont pas de soupe chaude à leur entrée. Les mères, habituées, en causent entre elles, et même d'un étage à l'autre s'entre-croisent les réflexions:
- Vous avez vu le petit noir étriqué, ça n'a pas l'air d'être un habitué;
- Oh! m'ame Ernest, il paraît qu'ils sont mieux couchés que nous.
- Faut bien, pour remplacer. Mais tout de même, j'aimerais cent fois mieux coucher dehors que d'aller là.Y vous accueillent que ça vous fait froid.
Sans-Sommeil entend tout cela, mais la pluie recommence; les enfants, les mères rentrent au logis. Il ne reste presque que lui dans la rue... Il entre.

Les formalités.

Devant le contrôle, un à un, les hommes défilent, les uns passent rapidement, ce sont ceux de la veille; d'autres s'attardent, ce sont les nouveaux hospitalisés. Nom, prénom, âge, lieu et date de naissance, religion, métier, ancien domicile, êtes-vous marié, nombre d'enfants, papiers d'identité?
Sans-Asile s'évoque tout à coup la figure de l'évêque Myriel des Misérables, dont il a lu l'histoire dans de petits livres à cinq sous: il l'entend dire, à qui frappe: "Entrez"; à qui a faim: "Mangez"; à qui a sommeil: "Dormez", sans demander d'où l'on vient et où l'on va.
Mais, interrompant sa rêverie, une vois sèche dit:
- Pas de papiers, c'est impossible, il n'y a pas de place pour vous. 
Et l'homme s'en va vers la rue sans insister. Une vois suppliante dit:
- J'ai fini mes trois jours, je n'ai rien trouvé, mais j'ai un emploi pour sur, demain, comme manœuvre, au métro.
- Pouvons pas, trois jours, règlement, devez le savoir, n'insistez pas.
Et cet homme aussi s'en va vers la pluie et le noir.


C'est le tour de Sans-Sommeil: honteux, craintif, il présente les papiers crispés dans sa main; l'homme du contrôle les lui enlève, vérifie les dires de ses réponses, lui remet une plaquette carrée sur laquelle se lit: Saint Benoit Labre, et dessous un chiffre: 9. Tel dortoir, tel lit. Un autre lui donne un morceau de pain qu'il mange déjà des yeux tant la faim lui tient au ventre; mais on le pousse vers une salle où, groupe par groupe, les arrivés passent à la douche.

A la douche.

Sous leurs vêtements, les Sans-Asile étaient affreux, mais nus maintenant, la misère se lit plus horriblement aux saillies de leurs côtes, aux creux de leurs omoplates. Oh! les académies douloureuses. Côte à côte, un vieillard, un enfant, car il y a des enfants sans domicile, prennent place dans les cabines; une vois dit:
- Pliez soigneusement vos effets, éviter les plis, enfermez-les dans le sac, placez-vous sous la douche.
Une main vous tend un peu de savon.



C'est fini. De grandes toiles collectives servent à vous sécher. Sans-Sommeil revêt la chemise, le pantalon et le bourgeron de toile gris jaune, il évoque la tenue de quartier, là-bas, au régiment. Et il passe dans la salle, avec ceux d'hier et ceux qui l'ont précédé. On distribue du pain aux premiers; en quelques bouchées tous ont fini ce rien pour leur estomac affamé.

Lecture du règlement.

Un homme, aux allures militaires, cassantes, déjà blanc et portant à la boutonnière une décoration, un ancien capitaine, dit-on, apparaît et lit un règlement. Sans-Sommeil écoute ce bourdonnement: il apprend surement qu'il y a trois jours d'abri, que les veilles de fête officielle ne comptent pas, ni celles des dimanches; qu'il n'aura pas le droit de dormir ici, ou dans quelque maison de l'Oeuvre, avant deux mois; qu'il doit faire ceci, qu'il doit faire cela, qu'il ne doit pas parler, et d'autres choses encore, d'hygiène et de morale.



Sans-Sommeil entend aussi son ventre crier famine, ce qui n'est pas hygiénique, et songe que c'est peut-être immoral de laisser des lits vides parce qu'un règlement fixe un maximum de trois jours d'hospitalité.
Puis, c'est la prière qui courbent les juifs, les catholiques, les protestants et les incroyants; les uns s'agenouillent, les autres, debout, tournent leur coiffure dans leur main.
Alors, suivant l'indication de la plaque, on se sépare, allant vers les dortoirs: Saint-Joseph, Saint-Benoit Labre; il y en a cinq. Sans-Sommeil apprend que tous les soirs, on change de dortoir, aujourd'hui à celui-ci, demain à celui-là, couchant dans les draps des uns les autres. Pourquoi  ce changement? Sans-Sommeil ne comprend pas et cela lui répugne quelque peu.

Comment on dort.

La literie n'est pas mauvaise, mais qu'est donc cette inscription sous le numéro du lit: c'est le nom du donateur, de la donatrice. "Que ta main droite ignore ce que fait ta main gauche," dit l’Évangile.
Le voisin de Sans-Asile a de la colère en voyant le nom qui surmonte sa couchette: il murmure, mais se tait rapidement: voici un gardien, et l'on est sévère ici, très sévère.
Les uns s'endorment rapidement, mais d'autres se tournent et se retournent dans leur lit sans trouver le sommeil. Il est dix heures, un remue-ménage, l'atmosphère s'emplit d'une buée de soufre, on rapporte les vêtements de l'étuve. Chacun doit quitter la chemise de la maison et reprendre la sienne.
Le silence revient, l'odeur reste, indéfinissable, et Sans-Asile s'endort pourtant, après avoir regardé longuement le christ en bois, là-bas, au bout de la salle.

Le réveil.

Un bruit de cloche. Debout, c'est le réveil. Tous restent hésitants à se lever; il le faut. Ils regardent leurs habits fripés, ont un murmure. Rapidement, ils passent au lavabo, ils peuvent prendre soin d'eux, cirer même leurs souliers!
Ils partent ainsi, sans rien au ventre, à la chasse d'on ne sait quoi, hésitent longtemps à la porte puisqu'ils ne vont nulle part, d'un coup d'épaule remontent leur baluchon et... les Sans-Asile redeviennent les Sans-Pain.

                                                                                                                         A. L.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 24 mai 1903.



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