lundi 9 février 2015

La route pour automobiles.

La route pour automobiles.


J'ai essayé déjà de dire mon mot, ici-même, en toute incompétence, sur la question des sports. Le sport transforme le monde. L'initiative et le risque ne font-ils pas "l'entreprise'" par excellence. Exemples: Les voyages, la navigation, la chasse, l'automobilisme. Le progrès n'est souvent que la vulgarisation d'un sport. Et précisément, à ce propos, je déplorais les difficultés qui entravent le développement de ce dernier sport, le sport moderne par excellence. De ces difficultés, la principale, c'est la route; et j'indiquais, enfin, une solution possible: la route spéciale pour automobilistes.
Il y eut un tollé: ça n'avait pas de sens commun. Nous possédons de bonnes voies nationales, départementales, vicinales, admirablement préparées pour l'antique roulage, qui les a d'ailleurs délaissées: ne sont-elles toute aussi bonnes pour le tourisme moderne, qui par contre, les encombre? La panne et le panache n'y viennent-ils pas à souhait? N'ont-elles pas de bons cailloux sous les pneus, d'admirables virages pour les volants, de délicieuse poussière pour les yeux, des caniveaux sans pareils pour les chocs et des fossés incomparables pour la culbute? Pourquoi changer tout cela? Les routes faites en 1810 et en 1830 n'en sont que meilleures en 1908 et n'en seront que meilleures encore en 1930. Elles dureront telles quelles, jusqu'à la consommation des siècles, jusqu'à la "crevaison" finale. Un peu plus et on nous ramenait au "pavé du roi".
Bloqué, je me tus.
Pourtant parmi les invectives, j'avais reçu quelques lettres encourageantes et une, notamment, signée d'un ingénieur en renom, qui m'avait fourni les données techniques les plus intéressantes et les plus probantes. Il y avait de quoi continuer la campagne. Mais l'heure n'était pas sonnée; mieux valait attendre. La pierre dans la mare, il n'y avait plus, du rivage, qu'à contempler les ronds.
Peu à peu, la parfaite désobligeance de la route macadamisée s'est affirmée. Les accidents se multiplient. Non seulement dans les courses de vitesse, mais dans les simples promenades. La poussière, à elle seule, est une gène exécrable, quand elle ne tourne pas au supplice. Vous avez entendu, il y a quelques années, le cri tragique du chauffeur, obligé d'abandonner la lutte:
- C'est affreux! Nos yeux brûlent! Je souffre la mort! Je n'en peux plus!
Hier encore, un de ces souffre-plaisir faisait ses confidences au public.
- Oh! les petits lacets, s'écriait-il; zut!, encore un virage!
- Ça, c'est la route, n'est-ce pas?...
- La poule et le chien!
- C'est la route...
- La charrette qui ne tient pas sa droite!
- C'est la route....
- Et, enfin, le caniveau!
- La route, la route, la route!
Encore, nous n'avons d'oreilles que pour les plaintes des automobilistes. Que serait-ce, si nous nous mettions, pour une fois, du côté des gens qui regardent passer les bolides: les riverains, les simples passants, les borduriers, les menacés, puisqu'on ne peut pas dire les "écrasés"? Vous en entendriez  bien d'autres!
L'antique promenade classique dans le break à la mode, est devenue un acte héroïque, tout bonnement, l'oreille, l’œil et la main aux aguets dans l'alarme de la trompette qui retentit, de la trombe qui surgit, de l'éclair qui passe. Et puis l'odeur, et puis la poussière, toujours, la poussière qui, une fois en l'air, ne retombe plus: car voilà soudain une autre trompette, une autre trombe, et encore l'éclair qui passe...
"La poule et le chien!". Qu'on les enferme! Les enfants: en pénitence dans les maisons. Les caniveaux: pour qu'on en ignore, on les pavoise de drapeaux tricolores comme des quatorze-juillet. Quant à la route elle-même, la voilà creusée, ravinée, brûlée, réduite en poudre. C'est un entretien perpétuel, au grand dam des caisses nationales, départementales, vicinales... De temps à autre, l'un des cailloux décharnés prend sa revanche sur le pneu, qu'il arrache à son tour. Invitus, invitam, comme disait le latin: le projectile-véhicule qui n'en peut mais s'épuise sur la route qui n'en peut plus.

 † † 

Que l'on additionne, par la pensée, l'argent continuellement gaspillé en crevaison, réfection, réparation de macadam, de machines et de guenilles mutilées ou détruites; que l'on évalue la déception des retards, l'amertume des rendez-vous manqués, l'émotion des surprises et des chocs, qui font de ce sport admirable, un sport incomplet: qu'on calcule et que l'on capitalise la perte et le risque, sans compter l'usure des pneus, et l'on obtiendra une somme permettant de tenter, du moins, notre bien modeste épreuve, faire, en certains points du parcours très chargés l'essai de la route spécialisée.
De quelle nature sera cette route? Un jour ou l'autre, j'essaierais de donner quelques indications recueillies à ce sujet. Disons seulement, aujourd'hui,  qu'il la faut plane, nette, droite, robuste, douce, et qu'elle doit permettre la rencontre et le garage d'au moins deux automobiles puissants, avec la possibilité pour ceux-ci, de la marche la plus rapide, sans inconvénient ni danger.
Car, tel doit être l'avantage décisif: l'automobilisme ne pourra se développer à fond et à plein et donner ce que l'on doit attendre de lui qu'à l'heure où la voiture la plus rapide pourra se lancer à toute vitesse sur une route de tout repos, sans craindre l'imprévu ni l'obstacle. Le succès généralisé de ce sport est à ce prix. La révolution qu'il doit amener dans les mœurs commence là. Aux vitesses que l'on peut normalement atteindre sur la route automobile, c'est, dans les pays de population dense, la distance supprimée... Cela vaut bien qu'on y pense sans doute.
Ne nous emballons pas. Allumons d'abord, nous chaufferons après. Je reviens donc à l'idée pratique, raisonnable, immédiatement réalisable, à titre d'essai: approbation spéciale d'une route à grande circulation, Paris-Trouville, Paris-Le Havre, mon ingénieur proposait Paris-Lyon. La dépense pourrait être couverte soit par des concours volontaires de l'Etat, des départements, des associations spéciales, des industries intéressées, soit par l'établissement au début d'un léger péage. Telle était du moins ma proposition déjà ancienne.
Depuis ce temps, elle a été reprise, lancée à nouveau, mise sur pied. Par qui? Par les hommes compétents et techniques eux-mêmes. Le 15 décembre 1905, devant un public spécial s'il en fut, M. Alexandre Darracq a proclamé, dans un discours applaudi et immédiatement relevé par le ministre, M. Trouillot "la nécessité, chaque jour plus impérieuse de commencer à entreprendre la modification de notre réseau routier pour le rendre plus accessible aux nouveaux moyens de transports rapides, en vue de la sécurité plus grande de chacun". Vous reconnaissez l'identité des deux systèmes, se résumant en une formule unique:"Utilisation de notre réseau routier."
J'avais dit:
- La circulation mixte, c'est le provisoire, l'empirisme. L'adaptation exacte de la voiture et de la route, voilà l'avenir... En France, notamment, nous avons une base excellente: c'est le réseau existant. Par la disparité de roulage, son utilité s'est trouvée singulièrement réduite... Il y a, sur la plupart des routes nationales, au moins une réserve de terrain qui peut être affectée promptement au passage spécial des automobiles. Les ponts, les travaux d'art, les remblais, tout ce qui constitue le gros oeuvre de l'établissement d'une route, pourra servir. Les passages à niveau, les endroits difficiles, les tournants, seraient éclairés, protégés, élargis même au besoin...
Il paraît que le pas ultime, à savoir celui qui mène à la réalisation pratique, ne serait pas loin d'être franchi.

                                                                                                Gabriel Hanotaux.
                                                                                                                             de l'Académie française.

Les Annales politiques et littéraires, revue universelle paraissant le Dimanche, 5 juillet 1908.




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