jeudi 19 février 2015

Corbeil.

Corbeil.


Corbeil est une de ces jolies petites villes qui bordent la Seine aux environs de Paris. 
Elle est située où cette rivière reçoit les eaux de la Juine (ou Essone) , qui s'y divise en plusieurs bras. C'est un bien beau spectacle que celui des rives de la Seine, ce fleuve roi de la reine des cités, le fleuve français qui n'a pas traversé la terre étrangère, comme le Rhône et comme le Rhin; qui ne va pas en transfuge enrichir nos voisins du trésor de ses eaux comme l'Escault et comme la Meuse; qui descend de nos montagnes et se perd dans notre océan, sans avoir fécondé d'autres plaines, sans avoir baigné d'autres villes! Que manque-t-il à sa beauté? N'a-t-il pas son histoire sacrée comme il a son histoire fabuleuse. Son patron auprès du Dieu des Chrétiens est le vénérable abbé saint Seine, qui vécut au VIe siècle et fonda non loin de la source du fleuve un monastère connu sous son nom, qu'un petit bourg voisin a conservé.
Saint Seine y fut longtemps invoqué aux époques de sécheresse ou d'inondation, car ces terribles accidents naturels étaient imputés, dans la croyance naïve des peuples, à la colère que lui causaient nos péchés. En pareille circonstance, on allait en foule entendre la messe au pied d'une croix plantée auprès de la source, et au dernier évangile on plongeait par trois fois dans ce faible ruisseau la statue du saint patron. La philosophie a passé sur tout cela; la croix même a disparu, et les douces consolations avec elle. De toute cette poésie merveilleuse du moyen âge, il ne reste que de pieuses légendes et de mystiques souvenirs.
On a beaucoup écrit sur l'étymologie du nom de Corbeil: il ne faut pourtant pas attendre de ces recherches des choses plus surprenantes que tout ce qui a été dit sur l'origine grammaticale de villes bien plus considérables. La ressemblance de ce nom avec Corbilo, ville gauloise sur la Loire, et avec Corbulo, général romain vivant sous Néron, a fait imaginer aux uns qu'il pouvait bien dériver de quelqu'une de ces sources. Les corbeaux qui abondaient dans ces parages ont donné lieu de croire à d'autres que Corbeil avait pris sa dénomination du vol de ces oiseaux: corvolium à corvorum volatu. 
Ce sont là des fictions qui ne méritent pas grande confiance. Au commencement du IXe siècle, Corbeil n'existait pas, ce n'était que le nom d'un territoire, réunion de quelques cabanes de pêcheurs et de bateliers. En l'an 863, Charles le Chauve confirma un échange fait entre les moines de Saint-Germain d'Auxerre et le comte Conrad. Parmi les biens échangés est une ferme située aux Corbeilles, in corbeliis. Ces mots, quoiqu'ils s'appliquent à la localité de Corbeil, n'indiquent cependant ni ville, ni bourg, ni château. 
Dans la même année 863, les incursions des Normands obligèrent ceux qui possédaient les reliques de saint Spire et de saint Loup de les transporter dans le voisinage de Corbeil et de les mettre en sûreté, non dans ce lieu qui n'avait point de forteresse, mais dans un château appelé Paluau. Ces reliques conservées contribuèrent dans la suite à l'illustration de Corbeil.
Corbeil, lieu d'abord très-obscur, reçut, en moins d'un siècle, une consistance qu'il n'avait jamais eue. Sa situation sur la route que suivaient les Normands y fit établir un château et même un comte pour le défendre. Le premier comte connu s'appelait Haymon; il fonda l'église de Saint-Spire, où l'on voit encore son tombeau surmonté de son effigie, avec cette simple inscription: "Ci gist le corps de haut et noble homme, le comte Haymon, jadis comte de Corbeil. Dieu ayt son âme."
Odon, comte de Corbeil en 1108, avait pour frère Gui de Troussel, dont le fils, Hugues de Crécy, était un homme méchant et courageux qui, suivant les grandes chroniques de France, vivait de brigandages, ne se plaisait qu'à voler, qu'à incendier et à troubler le royaume. Gui de Troussel, voyant qu'Odon, comte de Corbeil, son frère, refusait de se joindre à lui pour faire la guerre au roi, épia ses actions, et, pendant qu'il était à la chasse, le saisit, le chargea de fers, et l'entraîna prisonnier au château de la Ferté-Alais. Les barons du château de Corbeil, instruits de cette arrestation, s'en plaignirent au roi, qui se mit à la tête d'une troupe d'hommes armés, et chargea son sénéchal de Garlande d'aller observer la place. Ce sénéchal, arrivé le premier devant le château, fut pris et renfermé dans la tour avec le comte de Corbeil. Le roi marcha alors en toute hâte sur le château dont il trouva la porte fermée. Du haut de la tour, on lui lançait des traits et des pierres: il voulait en tirer vengeance incontinent; mais ceux qui l'accompagnaient lui firent cette prière: "Gentil roi, ayez pitié de nous; car si ce déloyal et excommunié Hugues de Crécy, homme cruel et sanguinaire, arrive et entre dans le château, il est d'humeur à faire pendre le comte de Corbeil, le sénéchal et les autres prisonniers." Le roi, frappé de cette observation, pour empêcher l'arrivée de Hugues de Crécy, fit entourer le château de troupes et construire cinq tours défendues par des sergents. Hugues de Crécy, averti de ce siège, vint à plusieurs reprises sous divers déguisements, même sous celui de jongleresse, se présenter devant la place, mais toujours inutilement. Le château fut pris, et les prisonniers mis en liberté, notamment le comte de Corbeil.
En 1357, Corbeil fut pillé par un chef de guerre appelé le Bègue de Villaines; et ensuite, en 1358, par les Anglais et les Navarrais. En 1363, des gens d'armes français se jetèrent sur Corbeil, et y commirent des excès tels qu'auraient pu en commettre des soldats ennemis. En 1369, Robert Kanole, capitaine anglais, vint devant Corbeil et en brûla les faubourgs. Sous Charles VI, cette ville ne fut pas plus tranquille. En 1415, le duc de Bourgogne forma le projet de s'en emparer, afin d'affamer Paris; mais un corps de troupe du parti d'Armagnac, commandé par Barbezan, le prévint, occupa la ville et y mit une forte garnison. Le duc de Bourgogne vint l'assiéger, l'attaqua pendant un mois sans succès, et fut obligé de lever le siège. Le château, situé au bout du pont, sur la rive gauche, était vaste et bien fortifié pour le temps. 
Dans sa grosse tour, fameuse par son élévation, Charles VIII fit enfermer, en 1487, George d'Amboise, qui n'était encore qu'évêque de Montauban. A l'époque des guerres religieuses de la Ligue, Henri IV s'était porté avec son armée devant Corbeil, alors au pouvoir des ligueurs. Le 19 avril 1590, cette ville lui ouvrit les portes, et tous les échevins et les notables vinrent le recevoir dans le faubourg. La ville fut reprise quelque mois plus tard par les troupes de la Sainte-Union, sous les ordres du duc de Parme, ce Farnèse de glorieuse mémoire. Il donna un assaut général et sacrifia un grand nombre de soldats. Corbeil subit le malheureux sort des villes prises d'assaut.
Parmi les capitaines qui ont commandé la ville de Corbeil, on distingue, dans le XVe siècle, un chevalier de Rubempré et Antoine de Chabannes, comte de Dammartin; mais ce qu'il y a de plus remarquable, c'est de voir cette dignité occupée par une femme, Perette de La Rivière, dame de La Rocheguyon, presque à la même époque où deux femmes commandaient, l'une, Jeanne d'Arc, à Orléans, l'autre, Jeanne Hachette, à Beauvais.
Quoiqu'il ne reste presque point de vestiges de l'ancienne habitation des rois de France à Corbeil, cette ville n'en a pas moins eu, pendant plusieurs siècles, la splendeur qui devint plus tard le partage de Fontainebleau, de Compiègne et de Versailles. Louis le gros prit possession du château de Corbeil, après en avoir soumis et châtié le dernier comte. Philippe-Auguste et saint Louis tinrent souvent leur cour plénière à Corbeil; Philippe le Long en avait fait le lieu habituel de sa résidence. Louis XI et Louis XII séjournèrent aussi au même château; le premier y passa plusieurs jours après la bataille de Monthéry en 1465; le second s'y acheminait tous les ans le jour de la fête de saint Jean-Baptiste; c'est là que le recteur de l'université de Paris et les suppôts vinrent le trouver pour recouvrer ses bonnes grâces.
Depuis ce temps, la seigneurie de Corbeil ayant été engagé à divers particuliers, cessa peu à peu d'intéresser les descendants des princes qui en avaient eu la propriété. Plusieurs reines l'eurent en douaire, et parmi elles la reine Ingerburge, femme divorcée de Philippe-Auguste, où elle mourut. Son tombeau était conservé dans l'église de Saint-Jean-en-l'Ile, bel édifice gothique qu'elle avait fondé; on y voyait sur une table de cuivre la figure de cette princesse, ornée des attributs de la royauté.
On montrait au presbytère un petit chariot de fer à quatre roues, que l'on promenait jadis rempli de charbons ardents dans l'église, pour y retenir les fidèles pendant les rigueurs de l'hiver.
Au midi était un vaste bâtiment nommé le Palais de la reine, où l'on conservait intacte la chambre d'Ingerburge et son lit en écarlate. L'église, le presbytère, le palais, tout a disparu ou changé de face aux jours de la révolution; une poudrière les a remplacés; on n'a pas épargné le tombeau de l'épouse de Philippe-Auguste; le métal dont il était couvert a tenté la cupidité et causé sa destruction.
C'est à Corbeil qu'Abeilard ouvrit une école d'enseignement public, avant d'aller s'établir à Melun et à Paris. La tradition veut qu'il se soit rendu à Corbeil pour y voir Héloïse qu'on lui avait enlevée, et l'on prétend marquer l'endroit même de son domicile au donjon. Il y commença la lecture de sa philosophie et eut un auditoire nombreux et florissant.
Corbeil est aujourd'hui, comme il était au XIe siècle, divisé en deux parties par le cours de la Seine. La partie située sur la rive droite, anciennement nommée Vieux-Corbeil, la moindre en étendue, est considérée comme un faubourg. Sur une colline qui domine la ville était l'ancienne église paroissiale de Saint-Germain; l'église qui lui a succédé est celle de Saint-Léonard, située au bas de la colline. Un beau pont tout en pierre, à l'exception de deux arches démolies par les alliés en 1814, et qui sont maintenant en bois, sert à communiquer de cette partie de Corbeil à la partie située sur la rive gauche de la Seine.


Cette seconde partie, spécialement nommée la ville ou le Nouveau-Corbeil, est plus étendue, plus populeuse que l'autre. Au bout du pont, du côté de la ville, se trouvait l'ancien château. Dans cette partie est encore l'église Saint-Spire, aujourd'hui paroisse de Corbeil; non loin de là se trouvait aussi l'église et la maison de Saint-Jean-en-l'Ile, transformée en poudrière, et l'église de Saint-Guénaut, où l'on a placé les prisons et la bibliothèque publique, composée de 4.000 volumes.
Corbeil, chef-lieu d'arrondissement, est du département de Seine-et-Oise; on y fait un commerce considérable de grains et surtout de farines; de nombreux moulins, établis sur la petite rivière de Juine, servent à la mouture; un vaste bâtiment, nommé le magasin, reçoit les farines destinées à l'approvisionnement de Paris. On y voit une belle halle solidement construite, avantageusement située, bâtie en 1780; ainsi que diverses manufactures de papiers, de toiles peintes, etc...
Le voyage de Paris à Corbeil est agréable et facile; n'y eut-il qu'un seul chemin pour s'y rendre, les détails qu'on y rencontrerait, de droite et de gauche, suffirait pour en faire oublier la longueur qui n'est toutefois que d'environ sept lieues. Mais il est peu de petites villes qui offrent plus de moyen d'y arriver: deux grandes routes par terre et une par eau, sans compter plusieurs issues dont Corbeil est le centre, et qui facilitent les communications avec les lieux circonvoisins.
A dix minutes de distance de la ville, et au milieu d'un champ cultivé, on aperçoit une statue sur son piédestal. C'est le souvenir d'un dévouement sans utilité et sans gloire, et pour lequel cependant un homme laissa sa vie. Vers la fin du dernier siècle, un fort de la halle de Paris avait fait la gageure de se rendre à Corbeil à pied, sans s'arrêter, et ayant sur le dos un sac de farine pesant plus de 300 livres. Le malheureux se mit en marche par une belle journée d'automne; il soutenait vaillamment son pari, il était même sur le point d'en sortir victorieux; épuisé de fatigues, il apercevait déjà les hautes maisons de la cité, lorsqu'une défaillance subite le fait chanceler, il tombe et expire à l'instant. Triste victime de l'amour-propre, on lui a élevé un monument qui perpétue une action, petite en elle-même, mais grandie par son funeste résultat.

                                                                                                                                A. M.

Magasin pittoresque, décembre 1836.

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