Bernay.

Bernay.
(département de l'Eure).

Hâtons-nous de recueillir, par la photographie et la gravure, les physionomies diverses des vieilles rues et des vieilles villes. Aimées des touristes, regrettées de l'archéologue, les maisons à charpentes apparentes, à corniches de bois sculpté, à pignon aigu, ne conviennent plus guère aux besoins de la vie moderne. En elles-mêmes d'ailleurs, sauf en de rares expressions, elle ne méritent guère d'être conservées. Les entre-croisements irréguliers de leurs poutres noircies, les ressauts de leurs étages surplombant, ont moins de beauté que de pittoresque, et plus d'agrément en peinture qu'en réalité. Si elles reposent la vue de la platitude du plâtre et de l'insignifiance du moellon, elles rappellent à l'esprit des époques médiocrement heureuses, des existences rétrécies et comme ratatinées. 

Cette rue de la jolie petite ville de Bernay, toute dépaysée en plein dix-neuvième siècle, a vu passer les fureurs des guerres de religion, et la peste, aussi meurtrière que les hommes (1596) . Elle sourit aujourd'hui de ce sourire mystérieux des vieillards qui ont beaucoup vu; elle évoque les souvenirs de ce seizième siècle, si fécond, mais si troublé, où la pensée moderne se heurtait cruellement contre les routines du moyen âge. 

Là, sur la chaussée, le bourgeois cédait en maugréant le haut du pavé au gentilhomme insolent, en petit manteau, parfois bardé de fer; ici, entre ces gros piliers, sous cet auvent, le marchand établi jouissait de sa maîtrise, chèrement vendue à quelque apprenti favorisé; on y aurait cherché en vain la dignité du citoyen et la liberté du travail: tout, même le bien, n'y marchait que par privilège et hiérarchie, sous forme de caste et de corporation. Bientôt le nivellement égalitaire, que l'art maudit quelquefois, passera sur ces façades biscornues comme il a passé sur les murs, et l'oubli aura dévoré jusqu'aux vestiges d'un temps qui ne reviendra pas.

Au bout de la rue, sur une petite place, s'élève l'église Sainte-Croix, dont vous apercevez la tour, décorée de riches archivoltes flamboyantes, que la dévastation n'a pas épargnée. La voûte de la grande nef, brûlée en 1555 par les calvinistes, a été refaite en bois. Les bas côtés seuls ont gardé leurs voûtes de pierre. On ne regardera pas sans plaisir l'autel de marbre rouge (dix-septième siècle) et l'Enfant Jésus du tabernacle, morceau attribué à Puget. Les verrières du chœur et des collatéraux, en partie modernes, ne manquent pas d'éclat, et répandent sur l'échiquier blanc et noir du dallage cette lueur multicolore, mélancolique et gaie, selon les heures, si chère à la rêverie pieuse. Le passé est encore représenté à Bernay par une église assez belle, du quinzième siècle, Notre-Dame de la Couture, avec son cimetière qui ressemble à un jardin nourri de la substance des morts (la mort entretient la vie) , avec son portail opulent, ses stalles de chênes sculpté enfermées dans une grille de fer à lances dorées, et les brillantes verrières de la chapelle de la Vierge. Il paraît qu'en ces lieux la Vierge faisait aussi des miracles, un du moins, et assez simple, dont un mouton fut le héros, disons un agneau pour entrer mieux dans le symbolisme chrétien. Cet animal, en grattant la terre, mit au jour une statue en bois de la Vierge. De là une chapelle, puis une église, qui, située au milieu des cultures et des champs, fut nommée Notre-Dame de la Couture.

Les autres monuments anciens de Bernay ont été utilisés par différentes administrations. La commune, la sous-préfecture, les prisons, se sont établies dans les bâtiments de l'ancienne abbaye fondée par Judith de Bretagne, duchesse de Normandie, et restaurée, en 1628, par l'abbé Hennequin de Villenoix; elles sont logées à l'aise dans cette solide et simple architecture bénédictine. Dans le réfectoire voûté en ogives à tores arrondis, le tribunal civil rend ses arrêts, qui condamnent bien des pauvres hères à un menu qui ne vaut pas sans doute la table des moines.
Bernay, fidèle en quelque sorte à son passé, n'a point renoncé à ses traditions commerciales et industrielles. Ses deux foires attirent les chevaux et les laines; ses filatures de coton, héritières de ses fabriques de drap, occupent plus de douze mille ouvriers. Son existence, orageuse pendant trois siècles, troublée par les entreprises de Charles le Mauvais, par les invasions anglaises et les représailles calvinistes, est aujourd'hui pour longtemps calme et heureuse. Honorée par sa laborieuse industrie, Bernay n'a pas été illustrée par ses enfants. On ne peut guère citer, parmi ses personnages historiques, que le trouvère Alexandre, auquel on attribua le vers alexandrin, ce vers calomnié mais précieux, qui s'est prêté à tous les styles, à tous les tons, à tous les génies, et auquel les novateurs de 1830 ont ajouté la seule qualité qui lui manquât, la souplesse. Nous aurions eu plaisir à faire ici l'éloge de l'alexandrin, mais l'occasion ne serait guère opportune: on sait aujourd'hui que le trouvère Alexandre ne l'a pas inventé.

Magasin pittoresque, janvier 1870.