jeudi 18 décembre 2014

Les étrangleurs.

Les étrangleurs.


Il existe dans l'Inde une classe singulière d'individus, celle des Thugs, qui n'ont d'autre moyen de vivre que l'art d'attirer à eux leurs victimes pour les étrangler et les dépouiller. Les voleurs de cette secte ne déroberaient jamais la moindre chose à un voyageur avant de l'avoir tué; puis ils enterrent immédiatement le cadavre, si le temps et les circonstances le leur permettent.
Selon les Thugs eux-mêmes, cette institution remonte à la création du monde. Ils prétendent obéir à une loi de la déesse Kalie ou Bhowanie, qui a un temple à Binda-Choul près Mirzapour, desservi par des prêtres de leur secte, et où ils envoient des offrandes considérables. Bhowanie, dit la tradition, résolut un jour d'extirper la race humaine, à l'exception de ses disciples; mais elle s'aperçut, à sa grande surprise, que, par l'intervention du créateur suprême, chaque fois que le sang d'un homme était versé, il en naissait soudain un autre  pour remplir sa place. Elle forma donc une image qu'elle anima, et, rassemblant ses disciples, leur apprit sur ce mannequin vivant l'art d'étrangler avec un mouchoir. Puis elle leur promit de se charger du soin de faire disparaître les corps des victimes dont elle leur livrait les biens, et de les préserver en toute occasion du danger d'être découverts.
C'est ainsi, disent les Thugs, que notre ordre fut établi; et originairement nous ne nous occupions pas de ce que devenaient ceux que nous étranglions, jusqu'à ce qu'un Thug plus curieux que les autres s'avisa d'épier le corps de sa victime pour voir ce qu'en ferait la déesse. Celle-ci vint le chercher selon sa coutume; mais se voyant observée, elle appela le Thug et lui déclara que désormais, pour prix de sa téméraire indiscrétion, elle ne prendrait plus la même peine; et que ses associés n'avaient qu'à faire ce qui leur conviendrait, une fois leurs meurtres commis. Depuis ce temps-là, les Thugs ensevelissent eux-mêmes les morts, mais ils parviennent à s'en débarrasser avec beaucoup de promptitude et d'adresse.
Ils se mettent en marche ordinairement en bandes nombreuses, quelquefois jusqu'à deux cents ensemble, et ils ont recours à toutes sortes de subterfuges pour dissimuler leur profession réelle.
Ces bandes ne consistent pas toujours en individus qui soient Thugs de naissance. Pour la promesse d'une paye mensuelle ou par l'espoir d'une forte somme, ils engagent des hommes qui ignorent qu'il s'agit de tuer quelqu'un, et qui ne l'apprennent qu'en voyant les infortunés étranglés sous leurs yeux. Les Thugs prétendent que des novices ont été saisis de tant d'horreur à ce spectacle qu'ils se sont échappés immédiatement; mais la plupart, moins sensibles, embrassent avec ardeur cet affreux métier pour y faire fortune.
Plusieurs des Thugs les plus renommés sont les enfans adoptifs de la secte; c'est une règle pour eux, quand un meurtre est commis, de ne jamais épargner la vie d'aucune personne, n'importe l'âge et le sexe, qui pourrait se souvenir de l'événement et en raconter les particularités; mais s'ils rencontrent des enfans d'un âge trop tendre pour pouvoir les trahir, ils les adoptent et les élèvent aux mœurs et à la profession de la secte. Ces néophytes sont quelquefois informés accidentellement du meurtre de leurs pères et mères par ceux-là mêmes avec qui ils ont passé leur enfance, mais c'est quand il est trop tard pour qu'ils soient détournés de leur horrible profession.
Quand une expédition a été très heureuse, une partie du butin en est distraite pour être envoyée à la pagode de Bhowanie. Par suite des mêmes préjugés, quand il y a long-temps que les Thugs n'ont rencontré de nouvelles victimes, ils font porter une offrande à la déesse pour se la rendre propice.
Chaque bande de Thugs a un ou plusieurs chefs (jemadars), dont le grade n'est pas le fruit d'une élection, mais l'attribut de ceux qui ont la plus grande influence dans leur canton pour y rassembler des affiliés. Ces jemadars sont à la fois maîtres des cérémonies dans les rites religieux et chargés de distribuer les ordres dans une expédition. Les profits d'un jemadar sont plus considérable que ceux d'un simple Thug; il reçoit six et demi pour cent au moins sur toutes les matières d'argent, dix pour cent sur l'or, les perles, les châles, les bijoux, etc. Après le jemadar, le personnage le plus important est le bhuttoat ou étrangleur, qui porte le mouchoir avec lequel les Thugs expédient leurs victimes. Ce mouchoir consiste en une aune de coton légèrement roulée sur elle-même, avec un nœud coulant préparé à l'une de ses extrémités. Ce mouchoir, appelé boumal ou palou, est tenu caché dans le sein des Thugs. Ils sont tous experts dans cet art; cependant, s'il faut les croire, ils n'ont pas tous le droit de le porter, étant forcés d'attendre le bon plaisir des chefs, qui ne confient qu'aux plus habiles et aux plus exercés des leurs l'exécution d'un meurtre convenu. Les apprentis ont besoin d'un long noviciat pour être admis au rang des bhuttoats. Le bhuttoat en fonction suit l'homme désigné par le jemadar. Au signal qui lui est fait, il saisit de la main gauche le nœud du mouchoir, tandis que la droite tient l'autre bout neuf pouces plus haut, et c'est de cette manière que le mouchoir est jeté par derrière au cou du malheureux qui tombe étranglé. Alors les mains de l'étrangleur se croisent, et telle est sa dextérité que, d'après les Thugs, avant que le corps ait touché la terre, les yeux sortent de la tête et la vie est éteinte.
Si on rencontre un voyageur isolé, par exemple, on fait route avec lui; puis, à la halte du soir, quand on s'arrête pour fumer ou boire de l'eau, le jemadar demande quelle heure il est. Ses compagnons regardent les autres comme pour les consulter; c'est le signal, et le bhuttoat se met sur ses gardes. Le voyageur sans défiance lève aussi les yeux vers la voûte du ciel, et offre ainsi la gorge au fatal mouchoir.
Un des membres les plus nécessaires d'une troupe de Thugs, est celui qu'ils nomment tillaëe, espèce d'espion qui séjourne dans les villes, et n'a d'autres soins que de recueillir des informations sur les voyageurs, afin de les transmettre aux siens. Sous un costume honnête, le tillaëe fréquente les bazars et autres lieux publics des villes; il s'introduit auprès des riches commerçans, se joint aux caravanes, fait valoir sa connaissance des lieux et finit par jeter ses nouveaux amis au milieu d'une troupe des siens qui les traitent avec honneur et considération, tandis qu'ils complotent leur assassinat et calculent d'avance ce que chacun aura pour sa part.
C'est surtout de leur talent, comme tillaëe-bhilla, ou espion-guide, que les Thugs sont fiers; tantôt si la compagnie avec laquelle ils voyagent est trop nombreuse, ils savent à propos faire naître quelque dispute pour la diviser; tantôt, s'ils échouent dans leur expédient de brouiller des amis, ils les exciteront adroitement à boire des liqueurs enivrantes, et quand leur raison sera troublée, ils les feront tomber au piège en leur proposant quelque partie dans un lieu à l'écart, le long d'une rivière ou sous un ombrage qui les dérobe à la vue des passans, là enfin, où non-seulement ils sont attendus par le meurtrier avec son mouchoir, mais où encore leurs fosses sont déjà creusées par une autre classe de Thugs appelés saggaes, c'est à dire fossoyeurs. Ainsi, tout étant préparé, en un quart d'heure les voyageurs sont entourés, étranglés, dépouillés et ensevelis sans qu'il reste d'eux aucune trace.
Quelquefois toutes ces préparations et précautions étant impossibles, les Thugs sont réduits à tuer leurs victimes sur une grande route, et à les ensevelir à la hâte. C'est alors surtout qu'ils laissent un des leurs en surveillance, jusqu'à ce qu'ils puissent revenir faire en sûreté une fosse plus profonde. Si la terre est forte, ils ne touchent pas le corps; mais si le sol est mouvant et fait craindre que le cadavre en se tuméfiant ne le crevasse, ils le fixent avec des dards, ou en lui enfonçant un pieu dans la poitrine. De même, quand le meurtre est commis dans un lieu en évidence, comme dans un jardin dans quelque village, les Thugs prennent le soin minutieux de transporter dans les champs voisins le superflu de terre qui resterait autour de la fosse, sur laquelle ils jettent du fumier ou allument du feu, en y faisant même leur cuisine, sans aucune espèce de remords.
On ne sera pas surpris d'apprendre qu'il existe une langue particulière, ou du moins un argot, pour cette secte d'assassins. C'est une vraie franc-maçonnerie.
On ne peut se faire une idée du nombre des personnes qui ont péri par la main des Thugs, et de la masse des richesses qui ont passé par leurs mains. Il n'est aucun des Thugs saisis par la justice qui n'ait avoué avoir pour sa part étranglé de dix à vingt individus, et contribué à en faire étrangler de cent à mille.

Magasin universel, avril 1835.

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