M. Harpignies.
M. Harpignies, qui aura le 28 juillet quatre vingt-quatre ans et qui n'a pas l'air de s'en douter, a régulièrement exposé depuis cinquante ans de nombreux paysages, du Bourbonnais, de l'Auvergne, du Nivernais. Il a peint aussi presque tous les sites célèbres de la forêt de Fontainebleau et beaucoup de vues pittoresques des environs de Paris.
Il a toujours fait des paysages, et il les a toujours fait de la même manière, pleins de fraîcheur et de vérité, de grâce et d'harmonie. Il s'est légèrement inspiré de Corot, mais se distingue profondément de lui par son souci d'exactitude. Il doit cette qualité à son maître Achard, comme le prouve l'anecdote suivante:
Il était allé faire une étude avec Achard et avait négligé de reproduire sur sa toile un arbre qu'il trouvait peu intéressant. Achard le renvoya sur place et le força à peindre l'arbre feuille par feuille. Harpignies a conservé cette étude et la montre à ses élèves comme un exemple de sincérité artistique.
Fort heureusement, il ne lui était pas arrivé la mésaventure qui advint à un grand peintre, que je n'ose nommer, lequel avait commencé un paysage dont le morceau principal était un arbre au premier plan. Un jour qu'il allait se mettre au travail, il vit avec une profonde stupéfaction son arbre déployant, au lieu des feuilles, des racines: c'étaient quelques-uns de ses camarades qui l'avait arraché et replanté la tête en bas.
De l'audace, de la nouveauté, il ne faut pas en demander à M. Harpignies, et il est peu probable qu'il change jamais à cet égard. Il déteste les impressionnistes, les pointillistes, les tachistes, les pain-à-cacheter-istes et en général tous les innovateurs en art. Quant à lui, il se conforme de son mieux à la devise suivante, qu'il tient de Corot: "Espérance, confiance et persévérance", notamment en persévérant dans l'habitude de prendre son herbe sainte avant chaque repas, au mépris des règles d'hygiène les plus élémentaires.
Ses élèves citent de lui quelques paroles mémorables, qui reviennent tour à tour au cours de ses leçons, telles que:
"L'ocre jaune, c'est du soleil en tube."
"Préparez avec des neutres, des neutres et toujours des neutres."
"La nature est une chose illimitée qu'il faut placer dans une chose limitée."
Qui croirait, en lisant ces maximes pleines de sagesse, que leur auteur n'est qu'un ancien commis voyageur? C'est pourtant la vérité: M. Harpignies avait vingt-sept ans quand il quitta le commerce et commença à faire des études de paysage. Les commis-voyageurs et les artistes sont réputés pour leur gaîté et leur fantaisie. M. Harpignies avait donc de bonnes raisons pour être jovial. Il possède de charmants talents de société. Il imite admirablement le bruit des locomotives et l'entrée de Napoléon III à Cherbourg.
"Ça vous coupe la gueule à quinze ans" est une de ses chansons favorites. La grande musique même ne lui est pas indifférente; mais son goût s'arrête aux classiques: il adore Mozart, Haydn et Beethoven, qui furent presque ses contemporains.
Jean-Louis.
Mon dimanche, revue populaire illustrée, 19 juillet 1903.
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