lundi 3 novembre 2014

Les accords matrimoniaux.

Les accords matrimoniaux.

Debout, les mains appuyées à la balustrade de fer ouvragé, la fiancée regarde le ciel profond, puis les collines d'un bleu velouté, puis le fleuve d'argent et la ville dont les vieilles maisons sont toutes grises. Sur le point d'entrer dans une vie inconnue, on dirait qu'elle demande à tous les objets qui l'entourent le secret de sa future destinée.
Il lui semble que le ciel lui parle d'un bonheur profond, et son œil sourit.
- A quoi pensez-vous? lui demande timidement son fiancé.
La question n'est peut être pas d'une discrétion parfaite, mais le brave garçon a honte de demeurer silencieux, et il aime encore mieux questionner que de ne rien dire.
- A rien, répond la fiancée, non sans une petite pointe de malice.
Le fiancé retombe dans un silence embarrassé.
Les collines bleuâtres parlent à la fiancée d'une vie calme et sereine; encore une fois son œil sourit, encore une fois son fiancé se hasarde à lui demander timidement:
- A quoi pensez-vous?
- Je me demandais si les collines, d'un bleu si doux quand on les voit de loin, n'ont pas, quand on les aborde de près, des pentes escarpées, et des sentiers rudes et pierreux.
Le fiancé répondit que cela se pourrait bien, ne trouva rien de plus éloquent à ajouter, et s'accouda sur la balustrade.
Les yeux de la fiancée étaient fixés sur le fleuve d'argent. Depuis des siècles, il s'en va du même pas à la mer, reflétant la vieille ville où l'on naît, où l'on vit, où l'on se marie, où l'on meurt, où l'on est heureux ou malheureux, sans qu'il semble jamais s'en inquiéter.
- Que nous sommes peu de chose! se dit la fiancée, que nos sentiments sont peu de chose, et quel néant que notre bonheur!
Cette réflexion pourra paraître un peu bien philosophique: mais il y a des gens qui ne peuvent se tenir sur un lieu élevé sans frissonner, ni embrasser un vaste horizon sans être pénétrés du sentiment de leur petitesse et de leur néant.
- Auriez-vous vos vapeurs? demanda le fiancé d'un air inquiet.
- Oh! non, répondit la fiancée en souriant; mais j'éprouve toujours une sorte de vertige et de fascination quand je regarde de si haut à mes pieds.
Alors, détachant son regard de l'horizon, elle se détourna et les reporta sur la table où venait de se célébrer le destin des fiançailles.


Les deux pères de famille avaient rapproché leurs chaises et causaient confidentiellement avec animation; ils comptaient sur leurs doigts, ils hochaient la tête d'un air important, et l'on entendait voltiger sur leurs lèvres tous les mots barbares dont se servent les procureurs, tabellions et autres gens de loi.
En entendant ces mots, la fiancée fronça les sourcils; sans être romanesque, il lui déplaisait de voir traiter son mariage comme une affaire ordinaire. Et cependant, si elle eût voulu prendre la peine de réfléchir pendant une demi-minute, elle eût fait, et de bonne grâce, amende honorable. Que faisaient les deux vieux amis? Ils déblayaient d'avance le chemin que devait suivre leurs enfants pour traverser la vie; ils en ôtaient les grosses pierres, en comblaient les fondrières, et bouchaient les sentiers de traverse par où les gens de chicane peuvent s'introduire dans le ménage le plus uni.
Mais la fiancée était jeune, et si la jeunesse n'était pas un peu imprudente, elle ne serait plus la jeunesse.
Le fiancé, par crainte de se rendre importun, demeura accoudé à la balustrade.
La fiancée, lançant un regard de reproche aux deux vieux amis, se dirigea vers sa mère qui prenait discrètement son café à l'écart.
Quand elle l'eut débarrassée de sa tasse, elle se mit à genoux à ses pieds, lui prit les deux mains et la regarda dans les yeux. Dans ces yeux toujours si doux et si tendres pour elle, dans ces yeux où elle avait lu si longtemps son devoir, elle put lire sa destinée bien plus clairement que dans le ciel profond, dans les collines bleuâtres et dans le fleuve d'argent.
- Mère, dit-elle d'une voix douce, répétez-moi que vous avez été heureuse.
- Aussi heureuse qu'on peut l'être dans ce monde, mon cher cœur.
- Comment faire pour être heureuse comme vous?
La mère sourit et hocha la tête sans répondre; la fiancée reprit:
-C'est donc bien vrai, bien vrai ce que vous m'avez dit si souvent quand je n'étais encore qu'une petite péronnelle! Il faut donc absolument, pour être heureux, s'oublier autant que possible, et penser aux autres autant qu'on le peut?
Un petit signe de tête, accompagné d'un sourire, lui fit comprendre que "c'était bien vrai, bien vrai!"
- Est-ce que c'est bien difficile?
- Tu sais bien que non, mon cher cœur. Tu as tort de te défier de toi-même.
- J'essayerai, dit "mon cher cœur" en se relevant, et pour commencer, je vais tâcher d'être un peu moins capricieuse.
- En cas de décès... disaient en ce moment un des vieux amis.
- Le bon Dieu les bénisse! murmura la fiancée en hâtant le pas.
Et elle alla parler de l'Armide de Gluck avec son fiancé, qui était un gluckiste passionné.

Le magasin pittoresque, août 1876.

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