lundi 17 novembre 2014

Le sens de torsion des arbres.

Le sens de torsion des arbres.


A la date du 30 avril 1904, je recevais de M. E. Van den Broeck, l'éminent géologue belge, une lettre dont les remarques suggéreront sans doute à leur tour de nouvelles observations:
'La Note que vous avez récemment publiée dans les Comptes rendus de l'académie des Sciences, sur le sens des tourbillons d'eau courante m'a vivement intéressé. (1) Elle m'a rappelé une observation où le caractère physique est le même, quoique se rapportant à des éléments bien différents! Cette observation a été faite par moi depuis plus de 15 ans avec un absolu caractère de généralité, tant dans de nombreux pays d'Europe qu'en Amérique et en Afrique.
"Il s'agit du sens de torsion de certains arbres (toutes les essences ne présentent pas ce caractère de la torsion du tronc: certains le présentent presque constamment, les marronniers par exemple) .
"La première fois que le fait m'a frappé, par suite même de son ampleur, c'est dans les hectares de forêts brûlées, avoisinant certains parages des Montagnes Rocheuses et aussi dans l'Arizona. L'ascension, en funiculaire, d'une montagne boisée et sans neige, aussi haute que la Mont Blanc, le Pike's Peak, m'en a fourni un exemple stupéfiant, vu l'étendue des zones brûlées dans lesquelles les troncs étaient restés debout, desséchés et fendillés en spirale, de même que les branches, également décortiquées, et troncs et branches montraient nettement le caractère qui m'avait frappé (j'en ai même rapporté des échantillons, figure 1) .



"Si la torsion d'un tronc d'arbre paraît pouvoir s'expliquer par des causes physiques et naturelles dépendant des conditions de croissance de l'arbre, on pourrait imaginer que le sens de torsion fût en rapport avec le sens de la marche apparente du soleil. Mais alors la torsion observée serait dans le sens des aiguilles d'une montre.
"Or, c'est précisément le contraire qui est la réalité. Bien certainement 999 arbres sur 1.000 tournaient dans le sens opposé à la marche apparente du soleil, c'est à dire en sens inverse des aiguilles d'une montre, par conséquent dans le même sens que les tourbillons d'eau courante par vous-même observés. Mais comment expliquer un pareil phénomène? Mystère.
"Revenu at home, je constatai que partout et presque sans exception les arbres tournent - quand ils tournent, et c'est la majorité pour certaines essences, la presque totalité pour d'autres - dans le sens sinistrorsum.
"Je retrouvai en 1898 le même phénomène bien caractérisé en Algérie et en Tunisie. Bref, il paraît être général. La rotation dans le même sens que les aiguilles d'une montre existe, mais elle est tout à fait exceptionnelle.
"Les botanistes auxquels j'ai soumis ce cas, nouveau pour eux presque toujours, ont confirmé le fait depuis que je leur ai signalé: mais personne n'a pu me fournir d'explication.
"C'est pourquoi, en lisant votre Note, j'ai été frappé de la corrélation existant entre deux séries d'observations s'adressant à des éléments si divers, sens de rotation des tourbillons d'eau et sens de torsion des arbres. Qui sait si une mystérieuse cause initiale commune ne les relie pas?
"J'ai demandé, voici plusieurs années, à des explorateurs devant visiter l'hémisphère austral, si dans cette partie de la terre le sens de torsion des arbres "tire-bouchonnés" par la nature est le même que dans notre hémisphère. Jusqu'ici, je n'ai pas reçu de réponse."
Telle est la lettre inédite de M. Van den Broeck. Je pense que son auteur ne m'en voudra pas de l'avoir publié telle quelle. Elle n'est pas un mémoire, mais une lettre, où les idées sont, à cause de cela même, exposées et indiquées avec une entière liberté.
Ce petit document a le double mérite: 1° de mentionner un fait nouveau; 2° d'en signaler le caractère si curieux et d'en demander l'explication.
Je n'ajouterai que très peu de mots sur chacune des deux questions,
1° Depuis la lettre de M. Van den Broeck, j'ai moi-même contrôlé comme absolument certaine la généralité du sens de torsion des arbres observé par mon correspondant. Je l'ai constaté partout dans notre hémisphère: il y a bien prédominance  du sens de torsion des arbres en sens inverse des aiguilles d'une montre, comme il y a prédominance du sens de rotation des tourbillons; je citerai comme exemples tout à fait typiques, en Suisse, les marronniers de cette belle terrasse qui domine le Rhin derrière le Münster de Bâle, les grands poiriers de la région de Lungern, au nord du col de Brünig, etc. ; 


et j'apporte ici même comme document la photographie d'un très beau marronnier des environs de Fribourg (fig. 2 et 3). 


D'ailleurs nous tenons à rappeler bien nettement qu'il s'agit seulement d'un fait de prédominance: quelques exceptions s'observent aussi, et comme spécimen de ces exceptions, c'est à dire d'arbres tordus dans le même sens que marchent les aiguilles d'une montre, nous sommes heureux de pouvoir mettre sous les yeux de nos lecteurs une photographie de M. E. A. Martel (fig. 4).



2° Nous avons interprété le sens de rotation prédominant des tourbillons d'eau comme pouvant être, à l'instar du sens prédominant de rotation des tourbillons atmosphériques, en relation avec la force centrifuge composée résultant de la rotation de la terre. (2) pour vérifier cette interprétation, j'ai fait comme M. Van den Broeck, j'ai tâché d'attirer l'attention des observateurs de l'hémisphère austral sur le sens des rotations tourbillonnaires; jusqu'ici, je n'ai eu qu'une réponse, et je la dois à mon savant collègue de l'Université de Lausanne, M. le professeur Maurice Lugeon; au cours d'un voyage dans l'East Rand (Afrique du Sud), celui-ci a observé que le sens de rotation des tourbillons se produisant dans les réservoirs circulaires à cyanuration, remplis d'eau, exposés en plein soleil, par une journée sans trace de vent, était toujours dans le sens de la marche des aiguilles d'une montre: ce serait donc le sens inverse du sens prédominant dans l'hémisphère Nord; et si l'information si intéressante de M. Lugeon pouvait être confirmée et généralisée par d'autres observations faites dans l'hémisphère Sud, cela serait un argument presque décisif en faveur de l'hypothèse explicative par nous proposée.
Faudra-t-il rattacher à une semblable hypothèse la prédominance du sens de torsion des arbres? Nous soumettons ce problème d'une manière spéciale à tous ceux qui s'occupent de botanique et de géographie botanique. Il y a quelques années, M. Früh, professeur à l'Université de Zurich, a publié un intéressant article sur la direction des vents dominants révélée et pour ainsi dire enregistrée par la végétation (3) ; cette étude, qui s'appuyait sur de très nombreuses observations, mettait en lumière un fait très important au point de vue géographique: les vents qui inclinent et orientent les arbres dans une direction déterminée sont ceux qui soufflent en certaines saisons et à certaines heures correspondant aux principales périodes ou aux principaux moments d'activité végétative. (Serait-ce à cette influence qu'est due l'exception du châtaignier de Vera, placé à l'Est du fond du golfe de Gascogne?)
Dans le cas de la torsion, et si cette torsion pouvait être considérée comme produite par la rotation de la terre, les arbres se trouveraient soumis à une influence minime mais si permanente qu'elle s'exercerait sans doute d'une manière continue et irrésistible aux jours et aux heures où la poussée végétative rend les végétaux plus sensibles et plus malléables...
La parole est aux botanistes....

                                                                                                                                                       Jean Brunhes.                                                                                                           
(1) Voir aussi Jean Bruhnes. De la prédominance des tourbillons en sens inverse des aiguilles d'une montre dans les cours d'eau de l'Europe centrale et occidentale. (Archives des Sciences physiques et naturelles, de Genève, XVIII, 1904, p. 553-575) , et L. Maillard, l'Expérience de Perrot (Bulletin de la Société astronomique de France, janvier 1905) .
(2) Bernard et Jean Brunhes. Les analogies des tourbillons atmosphériques et des tourbillons des cours d'eau et la question de la déviation des rivières vers la droite (Annales de Géographie, XIII, 15 janvier 1904, p. 1-20)
(3) J. Früh, Die Abbildung der vorherrschenden Winde durch die Pflanzenwelt (Jahresbericht der Geog. - Ethnogr. Gesellschaft Zûrich fûr 1901-1902, Zurich 1902, p. 57-164)



La Nature, deuxième semestre 1907.

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