mercredi 29 octobre 2014

Les orchestrophones.

Les orchestrophones.


Vers la fin du XVIIIe siècle, Barberi, de Modène, imagina les orgues automatiques que le peuple appela, par corruption ou par jeu de mots, des orgues de Barbarie. Un peu plus tard, ces instruments et leurs diminutifs, connus sous le nom de serinettes ou merlines parce qu'ils servaient à apprendre des airs aux oiseaux, acquirent une grande vogue dans toute l'Europe et aujourd'hui même, bien que leur succès ait beaucoup baissé, on construit encore dans le département des Vosges, à Mirecourt ainsi qu'aux environs de Neufchâteau et d'Epinal, ces machines hurlantes que de pauvres diables traînent dans les campagnes ou les petites villes. En tournant une manivelle, ils mettent en mouvement un cylindre munis de pointes en cuivre, plus ou moins allongées qui lèvent les touches d'un clavier. A ces dernières, correspond un mécanisme de soupape actionnant une série de jeux dont les tuyaux résonnent sous l'action d'une soufflerie et peuvent reproduire par conséquent n'importe quel air. Un déplacement longitudinal de l'axe du cylindre à pointes commandant les touches métalliques inaugure une nouvelle série de notes et constitue le passage d'une mélodie à l'autre. Malheureusement, la musique qu'elles jouent chatouille plus ou moins... désagréablement les oreilles des auditeurs. En outre, une dizaine de morceaux composent le répertoire des orgues de Barbarie les plus perfectionnées.
Aussi, pour remédier aux défauts de ces instruments forains, MM. Limonaire ont imaginé les orchestrophones qui imitent dans la perfection le jeu d'un orchestre complet et dont le programme varie à l'infini, puisque chaque morceau est transcrit sur des cartons perforés se pliant en forme de livres peu embarrassants et que l'on change à volonté. 
Les perforations plus ou moins longues des cartons présentent un temps d'arrêt plus ou moins important sur une note et ont la valeur d'une ronde, d'une blanche, d'une noire, d'une croche, etc. Un moteur ou un volant imprime un mouvement régulier au carton perforé; des touches placées comme des espèces de peignes pénètrent dans les trous de la bande et, grâce à une ingénieuse combinaison, elles ouvrent un petit clapet qui introduit de l'air dans un soufflet pneumatique. Celui-ci commande une soupape du grand sommier et laisse passer le vent dans les conduits qu'actionne chaque note des divers jeux de l'orchestrophone. Il suffit donc qu'une ou plusieurs touches pénètrent à propos dans les perforations du carton pour produire un effet musical d'autant plus agréable qu'il aura été combiné avec plus de goût par l'artiste compositeur, chargé d'interpréter l'oeuvre à reproduire. En définitive, les orchestrophones constituent de véritables orchestres aptes à jouer automatiquement aussi bien de la musique classique que celle de chant, d'opéra et de danse.
Mais avant de sortir des ateliers Limonaire, un modèle quelconque d'orchestrophone, destiné soit aux établissements forains, soit à des salles de concert ou de chorégraphie, soit à des appartements d'amateurs, exige la collaboration de plus de cent spécialistes habiles. Il faut des musiciens expérimentés, puis des menuisiers, des ébénistes, des peaussiers, des ajusteurs, des tourneurs sur bois et sur métaux, des sculpteurs, sans compter des doreurs, des décorateurs et des accordeurs. En outre, les bois employés à la confection des tuyaux d'orgue doivent être très secs et d'une essence choisie. On recherche surtout le sapin d'Autriche à cause de sa sonorité. Pour les construire, on coupe deux petits blocs de bois dur exactement, d'après les mesures établies sur un plan rigoureux indiquant les différentes grosseurs mathématiques des tuyaux par rapport à la longueur de la note à donner. On prend ensuite deux planches de sapin à la largeur de ces deux petits blocs et à la longueur demandée; on en enduit une de colle forte et l'on pose un morceau de bois à chaque extrémité. On étend également de la colle sur l'autre planchette et on la juxtapose sur les deux petits blocs déjà soudés entre eux, ce qui les maintient bien parallèlement; on colle, de plus, une latte de chaque côté. On a réalisé de la sorte un tuyau carré qu'on fend en biais pour former une ouverture par laquelle le vent viendra se couper sur le biseau. Enfin, on perce le bloc d'un trou pour y adapter un conduit dit "pied".
Des mains des menuisiers, les tuyaux passe dans celles d'un véritable artiste qui, à la partie inférieure taillée en sifflet, exécute le minutieux travail de l'embouchage, devant donner à chaque tuyau une tonalité (fig. 2). 


On comprend combien une telle opération exige de soins, d'oreille et d'habitude.
Entrons maintenant dans la salle des soufflets où d'adroits ouvriers collent les garnitures de peau souple sur les carcasses en bois que d'autres de leurs collègues viennent de terminer. La soufflerie ne forme certes pas la partie la moins délicate de la fabrication, puisqu'elle est pour l'orchestrophone ce que les poumons sont pour le chanteur. Plus loin des hommes confectionnent des sommiers qui supporteront les tuyaux de l'orgue et leur distribueront le vent. Ces espèces de persiennes par où s'engouffre l'haleine puissante des soufflets se divisent en grands et petits sommiers, ces derniers reliés au mécanisme propulseur (fig 1). 


Dans des pièces voisines, on construit les accessoires d'orchestre: tambours, xylophones, triangles, etc., qui tous donnent leu à un dispositif spécial d'un automatisme rigoureux réglé sur la marche de l'orgue. Puis à côté, on sculpte des statuettes en plein bois.
Grâce à des mécanismes appropriés, ces minuscules personnages peints, dorés et charmants, vont figurer dans des niches adroitement ménagées sur la façade des orgues. Tantôt ce sont des bergères Louis XV qui dansent; tantôt de pimpants toréadors qui saluent; d'autres fois des chefs d'orchestre qui battent la mesure de façon impeccable ou des musiciens qui jouent des cymbales et autres instruments avec une incomparable maestria.
Quant à la devanture des orchestrophones, elle atteint souvent des dimensions imposantes (fig 4). 


De hardis motifs où la fantaisie des sculpteurs se donne libre carrière, encadrent de délicieux panneaux dans lesquels méditent de graves violonistes ou rient à  belles dents des muses échevelées au minois lutin.
Mais la plus grande originalité des orchestrophones réside dans ce fait qu'ils peuvent exécuter automatiquement des morceaux spécialement écrits pour eux par des compositeurs de talent. L'orchestration une fois terminée, la musique passe aux mains d'artistes qui en note graphiquement la transposition mécanique sur de très fortes feuilles de papier. Des machines ajourent ensuite celles-ci afin qu'elle servent de poncifs pour dessiner, au moyen d'une couleur quelconque, toutes les perforations à effectuer sur des cartons pliants et résistants, connus aujourd'hui de tout le monde. Ces cartons ainsi marqués parviennent à l'atelier de perforation où des ouvrières découpent tous les endroits indiqués en couleur au moyen de machines spéciales à pédales (fig 3).


Voilà enfin les cartons perforés prêts à servir. Il n'y aura plus qu'à les placer sur une tablette en regard des touches du clavier pour que la boîte mécanique lers entraîne quand on actionnera le volant ou qu'on mettra en route le moteur. L'instrument commencera alors l'exécution de son morceau.
On fabrique actuellement de nombreux modèles d'orchestrophones qui, par la composition et la variété de leurs jeux, se rapprochent de tous les timbres de l'orchestre, et imitent de façon parfaite les parties de clarinette, barytons, flûtes, pistons, saxophones, violoncelles, violons et trombones.

                                                                                                                      Jacques Boyer.

La Nature, premier semestre 1908.

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