vendredi 26 septembre 2014

Comment savent mourir les Arabes.

Comment savent mourir les Arabes.


Durant mon séjour en Tunisie, j'ai assisté à trois sortes d'exécutions: j'ai vu pendre, j'ai vu guillotiner et j'ai vu fusiller, et toujours, quelque fût le genre du supplice, j'ai vu l'Arabe accepter son sort, je ne dirai pas avec le plus profond mépris, ce ne serait pas l'expression propre, mais bien avec la plus profonde indifférence. Tous mourraient sans ostentation comme sans révolte, et il faut avoir vu, de ses yeux vu, pareil spectacle pour se rendre un compte exact de l'impassibilité absolue de l'Arabe devant la mort.

La pendaison.

La pendaison fut longtemps monnaie courante au tribunal arabe de l'Ouzara. Je parle de certain printemps (de 1884, si j'ai bonne mémoire) où notre régiment était caserné à la Kasbah de Tunis, non loin du Bardo, le palais des Beys.
On pendait, sinon tous les samedis, du moins toujours le samedi, et toutes les exécutions avaient lieu derrière le Bardo à neuf heures du matin. Le programme était invariable.
- Messieurs, nous disait la cantinière, notre nouvelliste attitrée, retour du marché, on pend aujourd'hui.
- Ah! on pend!
Le propos courait de bouche en bouche et les officiers que leur service laissait libres ne manquaient pas de se rendre en bande à la pendaison. N'allez pas croire que ce fut cruauté de notre part, mais désœuvrement plutôt et curiosité des mœurs locales. La chose, d'ailleurs, se passait si simplement!
Auriez-vous assisté dix fois à ce spectacle que dix fois il eût été identique au point de croire que le patient demeurait le même et jouait un rôle.
La potence était dressée le long d'une haute haie de cactus dans un champ. Une porte basse du Bardo s'ouvrait pour donner passage au condamné escorté du bourreau. Très peu de monde; quelques curieux, des Européens et de rares indigènes pacifiquement mêlés au peloton de la garde beylicale qui se tenait sans ordre autour du gibet.
D'un pas calme, condamné et bourreau s'avançaient côte à côte, l'air débonnaire, si semblables l'un à l'autre, que seules ses mains enchaînées désignaient le condamné.
Dans l'assistance, pas un cri, pas un murmure, à peine un mouvement d'attention.
Au pied de la potence, le bourreau recouvrait d'un mouchoir le visage de l'homme qui se laissait faire, puis il l'aidait fraternellement à monter sur la plate-forme, y montait à son tour, là l'abandonnait un instant à son indifférence pour s'assurer que tout était bien en place, lui passait soigneusement la corde au cou, puis la chose faite, redescendait de la plateforme avec son immense placidité, je n'exagère rien, je note, exacte, une impression vécue.



Enfin le déclic jouait et la plate-forme manquait sous les pieds du patient (jamais mot ne fut plus juste!) qui, brusquement était projeté dans l'espace et ... et comme la comédie tournait au drame, je m'éloignais, ne voulant pas voir les soubresauts du corps du supplicié. Mes camarades m'imitaient. Quelques instants après, les indigènes, toujours aussi calmes, reprenaient leur route un moment interrompue. Et c'était tout.

La guillotine.

Si j'ai vu pendre à plusieurs reprises, je n'ai vu guillotiner qu'une fois et contre mon gré: j'ai horreur du sang versé, mais je fus obligé d'assister jusqu'au bout à une exécution capitale étant commandé de service d'ordre avec mon escadron. 
C'était une nuit d'hiver, en 1886. L'échafaud était dressé sur la place sise à l'entrée d'une des portes principales de Tunis, la porte Bab-Sadoun. Presque pas d'Arabes dans l'assistance, à peine quelques burnous qui, à la lueur vacillante des dernières étoiles, trouaient de taches blanches le noir de la nuit.
Dès la première lueur du jour, une voiture s'arrêta, d'où l'on fit descendre trois Arabes, tous trois condamnés à la peine capitale. La triple exécution fut rapidement menée. Sans attendre le secours des aides, le premier Arabe, très ferme, se présente devant la guillotine..



Justice faite, le second parut à son tour, sans faiblir.
Le dernier, un homme très grand, à profil d'aigle, il me semble encore le voir!, avait regardé tomber les deux têtes, impassible. Il eut, lorsque son tour vint, une sorte de recul instinctif, un rien, puis se ressaisissant aussitôt, très calme, il marcha vers la mort. La vision de ces trois têtes fauchées coup sur coup m'a poursuivi longtemps; elle me fait peur encore aujourd'hui quand j'y pense! Je me souviens, qu'en me retournant vers mes hommes, je vis qu'ils avaient les traits livides et que je sentis, moi, mon sang affluer brusquement au cerveau. Minute terrible qui fut un siècle!
Un souvenir bizarre se rattache à cette scène. 
Peut être n'ignorez-vous pas que les Arabes, sur leur tête rasée, laissent croître une poignée de cheveux pour permettre à Mahomet, au jour du jugement dernier, d'enlever leur corps pour le transporter au Paradis. Or la famille des suppliciés avait obtenu de l'autorité française la permission de procéder à l'hôpital arabe au recollement des trois têtes.
- Mon capitaine, me dit le lieutenant qui avait eu mission d'assister à la funèbre cérémonie, les deux petits n'ont plus chacun leur tête; on les a interverties. Un des médecins arabes s'est aperçu  trop tard de l'erreur commise; personne autre heureusement ne l'a remarquée!
Suprême dérision du sort! Espérons qu'au Paradis, Allah aura rendu a chacun son bien propre! Je ris maintenant, mais je vous assure que ce matin-là je n'avais pas envie de rire tant je demeurais sous une terrible impression!

Passé par les armes.

Deux ans après, sur le champ de tir, tout proche de cette même porte de Bab-Sadoun, par un matin d'avril, la garnison tout entière était rangée dès l'aube du jour: l'infanterie massée face à la butte de tir, la cavalerie en bataille à droite et à gauche fermait les deux derniers côtés du carré.
"Garde à vous!". Les troupes se raidissent sous les armes et de la voiture cellulaire qui stoppe net en plein trot, un tirailleur indigène, un turco, escorté par quatre zouaves baïonnette au canon, descend. L'arabe va être passé par les armes.
Au milieu des détails de l'exécution, un double souvenir m'est resté précis: le sang-froid du condamné, le calme des rares indigènes qui, arrêtés en arrière de nos rangs, regardaient.
L'homme a plusieurs reprises, refusa de se laisser bander les yeux, puis obéit, résigné, mais quand, sur un signe, il s'agenouilla sans aide, la tête se maintint haute et ferme sous le bandeau.
Quand le corps, un moment soulevé par la décharge, retomba comme aplati sur le sol, les troupes défilèrent, suprême honneur, devant cette loque bleue ensanglantée qu'était devenu le corps du soldat. 



Était-ce le cadre si pittoresque, le ciel si bleu, l'homme si imposant, la majesté si grande de cette scène, était-ce cela ou autre chose? Je ne sais, mais à l'impression profonde que je ressentis se mêlait, en mon cœur de soldat, un sentiment indéfinissable, tout à la fois de force et de respect...

Le fatalisme.

Ainsi devant la corde, devant le fer, devant la balle, j'ai vu l'Arabe demeurer impassible, et notez que ces condamnés étaient tous des êtres inférieurs, tous des meurtriers, la plupart avaient assassiné lâchement, le tirailleur entre autres!
Cette insouciance, cette impassibilité devant la mort que tous ceux qui ont vécu en contact avec les musulmans ont constatées, l'Arabe les puise en sa foi religieuse, en la certitude de l'existence du Paradis de Mahomet si différent du nôtre!
Le dernier mot qui monte aux lèvres expirantes du croyant est mektoub: C'était écrit!
C'est le fatalisme arabe.
Si la bravoure raisonnée des nations civilisées engendre parfois les actions les plus nobles, elle ne saurait soustraire toujours l'homme aux découragements brusques que l'Arabe ignore en son fatalisme aveugle.
Ainsi le fatalisme fait-il de la race arabe une race forte et guerrière entre toutes.

                                                                                        Un officier de Chasseurs d'Afrique.

Mon Dimanche, 21 juin 1903.

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