mardi 19 août 2014

Les ennemis des livres.

Les ennemis des livres.


Petits et grands écoliers, les voilà juchés sur de grands fauteuil à lampas; armés de la boite fatale, ils entourent un vieux bureau, meuble respecté d'une ancienne bibliothèque dont on a laissé l'entrée libre, parfois pour se débarrasser d'eux.
- Regardez-les: ils passent déjà entre leurs lèvres vermeilles les pinceaux au moyen desquels ils vont accomplir leur oeuvre d'iniquité. Ils sont heureux, nul surveillant incommode ne les viendra déranger; les éditions les plus somptueuses y passeront. Leur conscience d'écolier n'est-elle pas, d'ailleurs, à l'abri de tout reproche? Que prétend-on faire, après tout, de ces vieux livres? La grand-mère n'a-t-elle pas dit de sa voix la plus engageante: Allez en haut, mes enfants, il y a assez d'image et de beaux portraits, ma foi! pour vous faire passer la journée et pour vous distraire raisonnablement jusqu'à l'heure du dîner. Point de promenade au jardin, il fait humide; vous pourriez attraper froid... 
Paroles fatales, hélas! recommandations imprudentes. Plût à Dieu qu'un beau soleil eût entraîné dans le parc cette bande turbulente qui ne cherchait qu'à tuer le temps! des livres d'une condition irréprochable, des éditions princeps, préservées durant des siècles uniquement par l'indifférence de leurs anciens propriétaires, ne seraient pas ouverts en un jour néfaste pour être déshonorés, parce qu'on a prétendu les orner d'une parure nouvelle.
Presque toujours, ces jeunes aquarellistes si bien intentionnés se saisissent, pour faire l'essai de leurs couleurs, des premiers ouvrages à figures qui tombent sous leurs mains ou dont les titres leur sont familiers. Heureux lorsqu'ils se contentent, par exemple, pour accomplir leurs méfaits, de certaines collections aujourd'hui fort chères qu'on avait jadis le tort d'abandonner à leur discrétion: telles, par exemple,  que les quarante et un volumes du Cabinet des fées, avec figures d'Eisen ou de Moreau. Ce livre remarquable, qui monte aisément jusqu'à deux cents francs, rentre en quelque sorte, malgré son prix, dans leur domaine. Mais, saisis parfois d'une humeur vagabonde, entraînés aussi par un instinct de vie errante que développe immanquablement chez les lecteurs de douze à treize ans le livre admirable de de Foë, ils s'en prennent aux Voyages les plus splendides, et malheur alors aux trésors bibliographiques que le seizième siècle nous a légués!
Voyez cet in-folio que l'un des plus robustes vient de saisir et d'étaler à grand'peine sur le bureau; c'est l'un des plus beaux volumes de l'admirable collection connue sous le nom des grands et petits voyages, des frères Debry, exécutée de 1590 à 1634 en vingt-cinq parties, et que Martin Mérian, le célèbre graveur suisse, l'ami de Callot, a enrichie des œuvres de son précieux burin (1). Les exemplaires les moins bien conservés de ce livre toujours cher ne se vendent jamais au-dessous de deux ou trois mille francs; et lorsque la vente des bibliothèques qui le possèdent a lieu, on ne manque pas d'établir la hauteur des marges que conserve chacun des volumes. Ah bien, voilà notre assemblée joyeuse qui promène hardiment le pinceau sur ces campagnes verdoyantes de la Floride ou de la Virginie qu'a esquissées en traits si fins le burin de Mérian. Voilà que les caciques d'Hispaniola sont tous revêtus du plus bel écarlate, et que les guerriers commandés par Ponce de Léon ont tous des armures azurées, simulant au gré des plus habiles le sombre aspect de l'acier dont le voyage outre-mer n'a point terni l'éclat. Tous les sauvages de Jean de Léry sont peints en vert ou bien en ponceau! On est en train de bien faire, on n'a point ménagé les couleurs; ce qui valait cent écus tout à l'heure est tombé d'un millier de francs; ce que l'on se fut disputé aux enchères n'aura plus, un jour de vente publique, que les dédains de l'amateur! et l'ouvrage ne sera plus acheté, bien souvent, que pour compléter un exemplaire que l'on avait jadis mis au rebut.
Peu de personnes savent aujourd'hui que lord Kingsborough, un des plus riches seigneur d'Angleterre, a englouti une fortune énorme qui lui venait de ses pères, en publiant un ouvrage gigantesque en neuf volumes in-folio atlantique, dont quelques exemplaires imprimés sur grand papier se sont vendus jusqu'à quinze mille francs! Ce splendide recueil est intitulé: Antiquités du Mexique (Antiquities of Mexico), et reproduit dans d'innombrables planches les peintures didactiques de plusieurs peuples à moitié barbares; ces figures, il faut bien le dire, sont parfois effroyables, mais bien souvent leur signification ressort de la valeur symbolique des couleurs dont elles sont marquées. On me parlait dernièrement d'un jeune gentleman de douze ans, qui s'était donné le luxe d'une matinée de deux mille guinées en changeant à son gré les couleurs de ces planches hors de prix, et que nul désormais ne pourra restaurer!
Toutes les bibliothèques abandonnées (nous désignons sous ce nom celles de quelques vieux manoirs) ne possèdent point des ouvrages d'une telle valeur. Il y en a plus d'une, heureusement, qui garde de siècle en siècle les belles éditions des classiques, les trésors de la renaissance, qu'on croit volontiers à l'abri des fourrageurs échappés du collège. Ne vous y fiez point, parents trop débonnaires; rien ne peut arrêter, nous n'en avons que trop de preuves, le zèle de ces peintres fantaisistes; s'ils ne rencontrent pas d'images à colorier, ils s'en prennent aux marque typographiques des vieux imprimeurs, marques si fertiles en allégories (2): ils ornent alors de leur plus beau vermillon l'ancre traditionnelle des Aldes, le compas de Christophe Plantin, les lévriers de Jehan Ghèle, les beaux lapins de Symon de Colines; heureux quand ils ne maculent pas de bleu de Prusse, ou de gomme gutte, le Temps armé de sa serpe, qu'emploie toujours Jean Temporal, le savant libraire lyonnais! J'en ai connu un qui s'était pris d'un goût désordonné pour les vases brisés de Geoffroy Tory, l'imprimeur calligraphe de Bourges qu'a si bien reproduit Devéria, et surtout pour les bouquets en gerbe de Tomas Belot de Paris. Mais comment résister au plaisir d'enluminer de couleurs diverses le grand navire de Jean Garnerius, agité par la tempête?... il n'y a guère que la galère de maître Galliot Dupré dont on puisse lui opposer les effets pittoresques, de même que les sauvages de Pigouchet le disputeront toujours en agrément aux monstres ailés de Poncet Lepreux.
Ajoutons à toutes ces causes de ruine, qui se renouvellent plus que l'on croit, les méfaits des autres siècles dont nous subissons les conséquences et dont naturellement il nous faut dire un mot; il s'agit cette fois d'écoliers de bonne maison, nous allions dire d'écoliers couronnés, si le terme n'est pas trop énigmatique. Il est toujours question d'enluminures! Avez-vous remarqué parfois, dans de somptueux manuscrits ornés du quinzième et du seizième siècle, des vides faits au canif dans certaines pages, et déshonorant par une miniature absente certains volumes du plus haut prix? Après que l'invention merveilleuse de Guttenberg eut multiplié les livres, les manuscrits les plus somptueux, ceux qu'on acquérait parfois au prix d'une métairie, ou bien en payant une somme relativement considérable, furent beaucoup moins prisé que par le passé: le changement sur ce point fut subit. On délaissa ces beaux livres pour recourir aux chefs-d'oeuvre de la typographie; moins consultés par les savants, objets d'un dédain mal déguisé, ils tombèrent parfois dans le domaine d'un monde dont nous signalons les méfaits. Les miniatures, les lettres ornées tentèrent ceux qui les voyaient pour ainsi dire abandonnées. La tradition accuse Henri III de maints larcins de ce genre pour en orner de petites chapelles ou pour en former des reposoirs. Plus d'un Jehan Fouquet y a passé sans doute (3), plus d'un Memling y a péri. Maintenant que ces livres vénérés sont réputés offrir, ce qu'ils offrent en effet, l'histoire de l'art au moyen âge et même durant la renaissance, le mal apparaît dans ses vraies proportions et fait maudire les auteurs inconnus de ces détestables pilleries, comme on eût dit au temps de Montaigne. Plusieurs personnages de la cour (de pareils livres ne pouvaient appartenir qu'à des grands seigneurs) imitèrent, dit-on, Henri III; c'est ce qui explique bien souvent ces lacérations si douloureuses pour des yeux éclairés, alors que l'on essaie de reconstituer une histoire de l'art au moyen âge, dont ces splendides volumes sont, après tout, les uniques dépositaires


(1) Nous reproduisons ici le titre in extenso de cette collection célèbre: Collectiones peregrinationum in Indiam orientalem et Indiam occidentalem XXV partibus comprehensæ. Opus illustrarum figuris œneis fratum de Bry et Meriani. Francforti ad Mœnum, 1590-1634, in-fol., fig. Un critique singulièrement habile, M. le Camus a écrit un livre excellent, en 1802, sur cette rare collection.
(2) Ces marques typographiques de nos vieux imprimeurs ne sont pas seulement un objet d'utilité ou de simple curiosité: aux yeux d'un véritable amateur, il y en a plusieurs qui sont des plus remarquables au point de vue de l'art; on s'en convaincra en consultant le beau livre qu'un homme de bien et de savoir leur a consacré dans les dernières années de sa laborieuse carrière. Il est intitulé simplement: Marques typographiques, recueil de monogrammes, chiffres, enseignes, emblèmes, devises et fleurons des libraires et imprimeurs, etc. par L.-C. Sylvestre. Paris, 1833 et ann. suiv., un épais vol. in-8.
(3) Voyez, sur ce grand artiste, le livre intitulé: Jehan Foucquet, notice extraite du volume d'appendice des évangiles, publié par Léon Curmer.


Magasin Pittoresque, 1875.


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