mercredi 23 juillet 2014

Une estampe séditieuse.

Une estampe séditieuse.

Ceux de nos lecteurs qui sont la plus avancés dans la vie peuvent se rappeler un temps où c'eût été d'une grande témérité de publier dans un journal cette estampe, en apparence si parfaitement inoffensive. Quel sujet plus innocent, à première vue, qu'un vase funéraire et des saules qui l'ombragent? Mais, en regardant bien les profils du vase et des branches, on retrouve des portraits qu'à cette lointaine époque on n'eût pas exposés en public, fût-ce sur une tabatière, ou même possédés chez soi, sans se rendre suspect.



Vers 1817, un soir d'hiver, comme nous étions assis autour de la table, écoutant une lecture que nous faisait mon père, nous vîmes entrer un officier de l'empire, ami de notre famille. Il était sérieux, un peu roide, et sa redingote était boutonnée jusqu'au menton, selon son habitude. Il répondit à peine à notre bonsoir. Je lui présentai une chaise; il l'approcha plus près de la table, s'assit, et nous fit un geste de la main et des yeux qui voulait dire tout à la fois: "Silence et discrétion" Il y avait dans sa physionomie quelque chose de plus mystérieux qu'à l'ordinaire. Chacun de nous s'attendait à une nouvelle extraordinaire ou à l'apparition de quelque chanson ou brochure bonapartiste. Notre surprise fut grande lorsque le brave capitaine se mit à dévisser gravement la pomme de sa canne. Cette pomme était en buis et n'avait point une forme particulièrement agréable. Le vieil officier prit un de nos cahiers en papier blanc, le plaça à une certaine distance de la lampe, puis posa dessus le petit morceau de bois tourné. On n'y compris rien d'abord, et je ne sais s'il s'apprêtait à rire ou à s'étonner de notre peu d'intelligence. Ce fut mon jeune frère qui le premier s'écria: "Ah! voyez donc! La figure de Napoléon!" En effet, les ombres projetées par les profils sinueux de la pomme de la canne reproduisaient très-nettement et très-fidèlement la figure classique de l'illustre exilé. La physionomie du capitaine s'illumina, et des larmes vinrent à ses paupières: "Nous le reverrons!" murmura-t-il d'une voix sourde, et il chanta le refrain d'une chanson bonapartiste alors fort à la mode. Pendant tout le reste de la soirée, il fut très-animé, et nous prouva par toutes sortes de bonnes raisons qu'avant six mois la grande armée prendrait sa revanche de Waterloo. Quelques semaines après, il n'y avait pas dans la ville un ancien soldat qui n'eût le petit morceau de bois tourné au bout de sa canne ou de sa pipe. Puis un jour vint une panique, et personne ne vit plus ombre du petit morceau de bois.
Nous aurions volontiers donné ici l'esquisse d'un de ces petits jouets politiques, mais il ne nous a pas été possible d'en trouver un seul. Ce n'est pas à Paris que ces sortes de choses se conservent le mieux.

Magasin Pittoresque, 1862.

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