jeudi 31 juillet 2014

D'où vient-elle?

D'où vient-elle?



Cette jolie fillette, qui sourit des yeux et des dents, a-t-elle jamais de ses pieds nus foulé le sable humide des grèves, ou bien tenu l'étal dans le marché aux poissons? ou bien encore, courant les rues, les poings aux hanches et le disque d'osier sur la tête, fut-elle une de ces hardies poissonnières ambulantes qui lance par malice jusqu'en plein visage des passants cet appel aux pourvoyeurs ou aux ménagères: Shrimp! shrimp! fresh fished shrimp! (Crevettes!, crevettes!, la crevette fraîche!). Ceci est douteux.
L'éminent satiriste qui se fit, au profit de la morale, le peintre des mauvaises mœurs, et qui éleva le réalisme jusqu'au génie en puisant au plus bas dans la réalité, Hogarth, dans ses courses à la recherche de ses curieux modèles, a-t-il vraiment rencontré, chemin faisant, la fillette dont il nous a, dit-on, laissé l'image sous le titre: the Shrimp Girl; la vendeuse de crevettes?
Nous employons encore ici la forme dubitative, parce qu'en effet il ne peut y avoir que doute en ce qui touche cette gracieuse figure.
Si on consulte Horace Walpole, John Ireland, Nichols et Jansen, les consciencieux biographes à qui nous devons une analyse si complète des œuvres de Hogarth, on ne trouve mentionnée par aucun d'eux la date de ce portrait; pas même chez ceux qui ont suivi d'année en année, dans sa vie d'artiste, l'auteur du Mariage à la mode et de la Vie d'un débauché. On sait que Hogarth mourut en 1764; or, ce fut seulement dix-huit ans plus tard, en 1782, que le célèbre graveur François Bartolozzi grava au pointillé, "d'après Hogarth", écrit-il, cette Vendeuse de crevettes jusqu'alors ignorée; " de l'Hogarth traduit en italien", dit à ce propos John Ireland. Ainsi, dans l'histoire de l'art, ce portrait n'a pour date que le millésime de l'époque où il nous a été révélé par la gravure. Bartolozzi, en ce cas, a donc plus fait que traduire, en l'italianisant, l'oeuvre d'Hogarth; il nous l'a restituée
Pour ceux qui exigent que tout leur soit expliqué, même l'inexplicable, voici une supposition qu'ils peuvent admettre jusqu'à preuve du contraire bien entendu.
Hogarth était au nombre des amis de Rich, le fameux impresario, et il fréquentait assidûment son théâtre. Plusieurs portraits d'artistes attestent que le peintre se délassait parfois de la reproduction des scènes de la vie réelle par celle des personnages de la comédie. Il y avait alors dans la compagnie dramatique de mister Rich une certaine miss Fenton, l'héroïne de l'Opéra des gueux, laquelle aida puissamment à la fortune de son directeur, puis devint duchesse de Belton. La pauvre Polly ne fut pas le seul rôle de la célèbre artiste; peut-être en cherchant bien dans le théâtre de ce temps-là, rencontrerait-on parmi les caractères du répertoire de miss Fenton l'original de cette marchande de crevettes, qui nous semble plutôt costumée pour monter sur les planches que pour courir les grèves, les marchés et les rues.
Ce "peut-être", nous le redisons, est là pour la satisfaction de ceux qui ne permettent point qu'on leur réponde par ces mots qui ne coûtent rien à la loyauté des chercheurs de bonne foi et que les faux savants seuls ne savent pas dire: "Je ne sais pas."

Magasin Pittoresque, 1866.

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