jeudi 22 mai 2014

Causerie.

A. P.


A. P...., Assistance publique! Ces deux mots ne sonnent pas gaiement à l'oreille. L'idée de charité qu'ils évoquent est celle, peut être à tort, d'une charité très administrative, froide et professorale, sans tendres soins ni paroles réconfortantes: le secours par guichets, et rien de plus. Aussi, quand je vis se détacher, ainsi que des initiales sur des écussons d'enterrement, ces deux graves majuscules A. P.  au sommet des portes et aux murailles du palais (L'Exposition n'a que des palais, pas de maisons) de l'Assistance publique, à l'Esplanade des Invalides, j'hésitai un instant à entrer, craignant de me chagriner l'âme pour le restant de la journée. La curiosité s'en mêlant triompha cependant de mes appréhensions, et je franchis le seuil du bâtiment.
Le spectacle que j'embrassai du premier regard m'avait déjà, bien avant que j'eusse fait trois pas, récompensé de mon pauvre effort. J'étais dans la section enfantine. Partout des bébés de bois, véritables poupées humaines, dormaient ou se tenait l’œil ouvert, couchés dans des berceaux dont la forme et la qualité variait à l'infini, selon l'époque et la province auxquels ils appartenaient; et il y avait quelque chose de très touchant à constater la multiplicité des recherches et des combinaisons que ce frêle petit meuble, un berceau (guère plus qu'un tiroir!) avait réclamées et nécessitées au cours des temps. Immédiatement je me sentis rassuré. Bien que ces couchettes de bois d'osier, de fer ou de toile fussent des couchettes d'Assistance publique, elles semblaient néanmoins avoir été pratiquement conçues et raisonnées par des vraies mères, un syndicat de vaillantes et honnêtes mamans du peuple, nourrissant elles-mêmes, qui les auraient exécutées, menuisées et agencées de leurs propres mains. Après avoir longuement examiné les esquifs de tous ces petits Moïse sauvés, je m'apprêtais à me retirer quand j'arrivai devant un étrange décor, pittoresquement brossé à la façon d'un portant de théâtre: c'était l'exacte reproduction du tour tel qu'il existait en 1812 à l'hôpital de la Madeleine.
Imaginez sur la muraille lézardée laissant voir par endroit, ainsi qu'une plaie saignante, le rouge de ses briques, une grande plaque de marbre noir écorné avec cette inscription: Hôpital de la Madeleine pour les enfants trouvez, 1730. Au-dessus, dans une sorte de clocheton grossièrement charpenté, la sonnette du tour avec sa chaîne de fer accrochée à la poignée par un clou; dans le coin, à gauche, une vieille lanterne ronde, bosselée, et enfin à hauteur d'homme, ou plutôt non, à hauteur de femme, le tour, l'ancien tour de bois brun, qui tournait sans bruit avec une discrétion criminelle, et déposait, comme par surprise, les nouveaux-nés de trop, tellement de trop, les pauvres petits, que bien souvent ils étaient déjà morts quand on les recevait, n'ayant vécu que le temps de naître et de tourner.
Mais une réelle surprise m'attendait devant la vitrine consacrée à l'Assistance publique ancienne, et où l'on a réuni une très curieuse collection des dignes et des menus objets à l'aide desquels ceux qui apportaient les enfants dans les tours se réservaient cependant pour l'avenir une chance de les reconnaître. Ce sont des moitiés de pièces de monnaie, des petits morceaux de rubans fanés, de rubans de soie aux jolies nuances frivoles, couleur de jeunesse et d'amour, des cœurs de velours, de drap, d'étoffe, de petits bijoux, des boucles en caillou du Rhin, des anneaux, des médailles, des reliquaires, des fleurs artificielles, des colliers de verroterie, ou encore des cartes à jouer de la Révolution.
Oh! les pauvres petits enfants de la débauche ou d'adultère, arrivés clandestinement à la Madeleine, et n'ayant pour tout papier d'identité qu'un valet de pique ou un ruban de jarretière! Je revois, en écrivant ces lignes, par la pensée, les papiers jaunis, qui furent trouvés sur ces langes d'un jour, ces langes d'abandon, je me rappelle des recommandations d'un laconisme pressant et résolu. Sur une feuille, ces mots:"Elle n'a pas été baptisée, je désire qu'elle se nomme Héloïse" Sur une autre où sont mentionnés deux enfants, deux petits déposés en 1811 par les mêmes mains: "Ils ont reçu l'eau et ils ne sont pas frères", et puis toujours cette même phrase qui revient comme une éternelle plainte et une éternelle excuse: "Ce n'est que contraint par l'extrême misère...,"etc.
Il est difficile de ne pas se sentir envahi par une mélancolie profonde et une grande pitié devant tous ces papiers fanés, ayant la couleur du soufre, piqué des vers, tachés, où l'encre a pâli et où se détachent, à peine lisible encore, les tremblants caractères de la vieille orthographe. On songe aux larmes qui ont du les arroser, aux hésitations si longues de plusieurs minutes qui ont dû parfois retenir la plume, sans force, pour tracer les petits noms qu'il allait falloir oublier à moitié... , car ne plus voir, c'est ne plus avoir; en dépit du proverbe fameux, nul n'est si près du cœur que tout proche des yeux, et c'est une chimérique et bien éphémère possession que celle des absents. Aussi n'ai-je pas lutté contre un attendrissement instinctif devant ces poupées ayant toute sur leur immobile visage peint un peu de cette résignation pensive que nous remarquons sur les traits des aveugles et des orphelins, privés de tendresse et de lumière, caresse du soleil et rayon du cœur; et pendant tout le reste de ma promenade, la prunelle dilatée de ces bambins et de ces fillettes me fixait encore avec la persistance d'un reproche muet. Leur regard sévère et doux à tous, à ceux de l'hospice de Bourges, à ceux des Enfants-Rouges, à ceux de l'hospice du Saint-Esprit, semblait me dire: "N'avons-nous pas un nom monstrueux: Enfants-Trouvés? Nous sommes faibles, petits, gentils, inoffensifs... Non, vraiment, ça ne devrait pas être possible, même en cherchant bien, de trouver des enfants, des enfants qui ne soient à personne. Pourtant on nous a trouvés, nous, puisque nous voilà." Je pensais qu'ils avaient ma foi raison, et, observant tout autour de moi les petits qui donnaient la main, qui vivaient, qui disaient: papa, maman, et qui faisaient risette à de bons petits bourgeois bien vulgaires, j'en voulais presque à ces pauvres marmots de ne pas avoir l'air d'apprécier davantage leur bonheur.

                                                                                                             Henry Lavedan.

Revue Illustrée, juin 1889, décembre 1889.

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