samedi 31 mai 2014

La hollande: habitations et costumes.

La hollande: habitations et costumes.

L'occupation assez longue des Pays-Bas par les Espagnols, les relations fréquentes des Hollandais avec la Chine et le Japon ont exercé une grande influence sur l'aspect extérieur de la Hollande;  à proprement dire, elle n'a pas une physionomie qui lui soit propre. A ne voir que ses habitations, c'est tour à tour l'Espagne et la Chine. Dans les villes les maisons ont été construites dans le goût de l'architecture espagnole. Elles sont en briques, fort étroites et toutes surmontées d'un toit ou pignon simplement triangulaire dans les moins élégantes, arrondi au sommet et orné de corniches et de sculptures dans les autres. Les nouveaux quais d'Amsterdam ont seuls abandonné ce style pour adopter la forme carrée des maisons italiennes: ces quais sont un des plus beaux ornements de la ville. L'eau n'y est pas, comme dans la capitale de la France, enfermée dans de hauts parapets; elle est à fleur du pavé. Des ormes séculaires et d'une grandeur prodigieuse l'ombragent de leur feuillage et se reflètent dans les grandes vitres de glace des maisons dont ils cachent le faîte. Ces maisons sont d'un luxe remarquable; le bois des portes et des fenêtres est recouvert d'un vernis, aussi uni, aussi brillant que la laque, et lorsque le soir le réverbère aux flammes de gaz qui surmonte chaque porte jette sur la glace des panneaux et des fenêtres et sur les marteaux de cuivre si luisants et si dorés de sa vive lumière, on se croirait tout à la fois à Londres dans Bond-Street, sur les canaux de Venise, et à Paris sur nos élégants boulevards.
Mais si l'on sort des villes pour aller aux villages, on sort d'Europe pour entrer dans la Chine; les maisons sont des petits kiosques à la toiture chinoise, aux volets semés d'oiseaux ou de fleurs du dessin le plus singulier. Les façades sont élégamment peintes de plusieurs couleurs, et quelquefois, il n'est pas jusqu'aux arbres dont on n'ait couvert le tronc de rouge et de blanc. Les jardins, que l'on peut presque toujours voir de la rue, n'étant généralement clos que par une haie basse, offrent l'aspect le plus curieux. Chaque coin est occupé par un berger ou une bergère, ou par un chien en faïence aux yeux d'émail. Puis çà et là, dans les allées toujours artistiquement ratissées, au milieu de dessin formé par un sable rouge et noir, on aperçoit des roches artificielles, composée d'une innombrable quantité d'énormes coquillages et surmontés souvent de pavillons chinois, qui, ornés de mille clochettes, protègent soit un magot de porcelaine, soit un beau vase japonais aux fleurs éclatantes et bizarres.
Rien ne saurait exprimer le soin qu'apportent les Hollandais à l'entretien de ces habitations; le village de Broeck, situé à deux lieues d'Amsterdam, est surtout célèbre pour sa scrupuleuse propreté. On n'entre dans aucune de ses maisons qu'après s'être enseveli les pieds dans d'énormes chaussons soigneusement rembourrés afin d'empêcher de salir le parquet et d'écorner ce que par hasard on pourrait heurter en marchant. On ne souffre dans l'intérieur de Broeck, ni marchands, ni voitures. Si le souffle du vent vient à joncher la rue de quelques feuilles détachées des arbres des jardins, un domestique sort aussitôt pour les enlever une à une. Un voyageur rapporte avoir vu un habitant de ce singulier village qui, fumant à sa fenêtre, avait fait placer un crachoir au-dessous de lui, dans la rue.
On s'attendrait volontiers, lorsqu'on est au milieu de toutes ces imitations chinoises de Hollande, à rencontrer sur son chemin quelque grave mandarin à la robe d'or et de soie, ou la litière de quelque pauvre jeune femme frêle et aux pieds déformés; mais l'illusion est bientôt détruite. Le costume des paysannes de Hinloopen est le seul dont la physionomie quelque peu orientale ne jure pas trop avec toutes ces clochettes, ces pavillons et ces magots. L'habillement français est généralement porté à Amsterdam, et son uniformité fait ressortir d'une manière piquante les costumes des habitants des environs. Ceux des paysans frisons, des dames d'Alkmaar, de Saardam, et des laitières sont les plus remarquables et nous les reproduisons dans notre gravure.



 Les Hollandais n'ont du reste que dans leurs maisons cet aspect frivole qui excite l'étonnement des étrangers. Aucun peuple n'est plus grave et plus composé. Leur physionomie calme et digne respire la bonhomie et la probité, et en général cette apparence n'est point trompeuse.

Magasin Pittoresque, 1838.

D'un argument contre l'instruction du peuple.

D'un argument contre l'instruction du peuple.

Au milieu du concert formé par tous les bons citoyens en faveur de l'éducation populaire, on entend souvent dissoner un argument trop spécieux et en apparence trop charitable pour ne pas avoir séduit plus d'un sincère ami des classes pauvres, trop erroné et trop dangereux pour que nous n'ayons pas à cœur d'en effacer l'impression, nous dont la publication s'adresse particulièrement aux personnes qui font de l'enseignement public la pensée de leur vie.
Voici cet argument dans ses termes les plus habituels:
" L'instruction est souvent un présent funeste dans les classes inférieures. A peine le fils d'un paysan ou d'un ouvrier sait-il lire, écrire et compter, qu'il dédaigne la profession de son père; ses parents eux-mêmes s'efforcent de le pousser hors de leur sphère; ils veulent en faire un avocat ou un médecin? De là l'encombrement de certaines professions, de là le nombre infini de jeunes gens qui végètent dans nos grandes villes, avec des prétentions exagérées que punissent les plus cruels désappointements, tandis qu'on peut craindre de voir délaisser les métiers mécaniques et l'agriculture."
Il n'est pas, nous oserions l'affirmer, un seul de nos lecteurs devant qui pareil raisonnement n'ait été fait; et plus d'un a pensé qu'il était difficile d'y répondre.
Cette réponse cependant est bien simple.
Pourquoi le fils d'un paysan ou d'un ouvrier, dès qu'il a reçu un peu d'instruction, se croit-il appelé à s'élever au dessus de son père?
C'est que malheureusement, chez nous, un peu d'instruction est encore une exception; c'est qu'il suffit d'un peu d'instruction pour sortir de la ligne commune. Si le paysan ou l'ouvrier savaient eux-mêmes ce qu'ils font apprendre à leurs enfants, ceux-ci ne se regarderaient pas comme leurs supérieurs. Ces prétentions dont on se plaint, ces ambitions trompées ne sont donc pas le fruit d'un excès d'instruction; il faut les attribuer au contraire à ce qu'elle n'est pas assez universellement répandue. Grâce à l'éducation publique, le peuple est sorti de l'égalité de l'ignorance; un progrès de plus et il atteindra l'égalité d'instruction.
Il est un autre sujet d'inquiétude que nous devons aussi nous efforcer de dissiper.
Serait-il vrai que la culture de l'esprit inspirât du dédain ou de la répugnance pour les travaux mécaniques? Serait-il vrai que si tous les citoyens étaient parvenus à un certain degré de lumière, ils ne s'en trouveraient plus qui voudrait exercer le métier de maçon, de cordonnier, de laboureur, etc.? Serait-il vrai enfin que, pour que certaines professions ne soient pas abandonnées, une classe nombreuse de la société doit être à tout jamais condamnée à l'ignorance et à l'abrutissement?
Oh! comme une erreur peut conduire jusqu'à l'inhumanité!
Du dédain pour les travaux mécaniques! Vous avez donc bien grande foi dans la perpétuité des préjugés, bien peu de confiance dans l'éducation morale destinée à les combattre? Cette éducation doit faire sentir à tous que tout citoyen qui travaille pour son pays acquiert un égal mérite à ses yeux. D'ailleurs, les professions mécaniques, quand elles seront exercées par des hommes dignement placés sur l'échelle de la culture intellectuelle, s'élèveront bientôt dans l'opinion à la hauteur de ceux qui les pratiqueront.
De la répugnance pour les travaux mécaniques? Tout au contraire. Ce n'est pas seulement parce que ces travaux, conduits avec plus d'intelligence, le seront avec aussi plus de profit, qu'on s'y attachera davantage: c'est parce qu'ils offrent en eux-mêmes, dans leur perfectionnement, un champ fécond où l'intelligence peut s'évertuer. Mais ici les exemples parlent. Dans aucune contrée les labeurs agricoles ne sont poursuivis avec autant d'habilité et de fruit qu'en Suisse et en Ecosse, deux pays qui se distinguent entre tous par l'instruction populaire. On sait combien sont éclairés, nous diront même lettrés, les ouvriers horlogers des cantons de Genève et de Neufchâtel. Les états de l'Europe où règne l'ignorance ne sont-ils pas les plus arriérés dans les arts et métiers? Et ne faisons-nous pas la même observation à l'égard de ceux de nos départements qui sont les plus ombrés sur la carte de M. Charles Dupin?
Dire que les professions mécaniques offrent peu d'attraits aux esprits éclairés, ce serait nier l'évidence. Ne voyons-nous pas la plupart des hommes que leur profession confine dans les études du cabinet, se créer eux-mêmes des occupations et des talents au dehors, et souvent les exercer avec passion? L'un tourne, l'autre cultive des plantes, heureux de pouvoir appliquer simultanément à ces travaux les forces de leur corps et celles de leur intelligence.
Mais sans doute les professions dont on veut parler sont celles que leurs désagréments ou leurs dangers rendent répugnantes pour tout le monde. Nous ne nous bornerons pas à dire que ces professions n'étant embrassées que par nécessité, ou parce que, moins sujettes à la concurrence, elles offrent plus d'avantages, tant que subsisteront ces avantages et ces nécessités, les professions les plus déplaisantes trouveront qui voudra les remplir. Une telle réponse nous satisfait peu; car nous pensons que ces nécessités fatales iront en diminuant pour cesser tout à fait. Nous aimerions mieux puiser nos raisons dans un ordre moral plus élevé, et dire que l'éducation de l'ouvrier doit surtout lui apprendre à supporter avec courage les inconvénients de son état, et lui assurer en même temps les jouissances intellectuelles qui entrent en compensation. Nous aimerions mieux le comparer au soldat, dont le métier n'est certes exempt ni de dangers ni de privations, mais qui les subit sans se plaindre, parce qu'il est soutenu par le sentiment de ses devoirs, par l'estime dont jouit sa profession. Il existe une religion du soldat; comptez aussi sur la religion de l'ouvrier quand vous aurez témoigné que son travail pacifique est un honneur auprès de vous autant que le métier des armes.
Mais ce n'est point le seul argument qu'il nous soit permis de faire valoir.
L'avantage le plus direct dont l'humanité soit redevable au perfectionnement des machines, c'est d'épargner à l'homme une partie (un jour peut être la totalité) des peines et des périls auxquels l'exposent un certain nombre d'arts industriels. Le philanthrope Monthyon comprenait ce saint emploi de la science lorsqu'il fondait un prix pour celui qui parviendrait à rendre un métier quelconque moins insalubre ou moins dangereux. Espérons que la vie et la santé de l'ouvrier cesseront d'être compromises, et que son travail physique étant suppléé par celui des mécaniques, il ne sera plus bientôt qu'une intelligence habile dominant et dirigeant la force aveugle.
Mais outre que les machines tendent à diminuer pour l'homme les labeurs les plus pénibles, elles ont aussi ce résultat de donner la même somme de production avec un moindre emploi de bras. Elles assurent à l'ouvrier des loisirs inconnus jusqu'ici et dont l'éducation lui apprendra à faire bon usage. Il est dans l'ordre des imperfections humaines que les travaux physiques et moraux soient répartis selon la différence des aptitudes; mais il est dans l'ordre de la nature, qui tend à développer l'homme dans toutes ses facultés, que nul ne soit condamné à l'application exclusive de l'une d'elles. Que le savant, l'artiste, le littérateur entremêle ses méditations d'un exercice mécanique nécessaire à la santé de son corps; mais que l'artisan et le cultivateur puissent aussi, pour la santé de leur intelligence, entremêler leurs travaux de lectures nobles et instructives, qu'ils puissent jouir des progrès de la science, apprécier les chefs-d'oeuvre des arts; que le livre, le crayon ou la flûte figurent sur l'établi ou près de la charrue comme le tour et le ciseau dans la maison de l'homme d'études, l'arrosoir et la bêche dans son jardin.
Voici une société telle que la demandent nature et justice, une société où chacun acceptera sa position parce qu'il ne sera pas déshérité des jouissances que réclame toute une moitié de lui-même, une société unie par un langage commun, par des habitudes communes de cœur et d'esprit.

Magasin pittoresque, 1838.

Vieux usages français.

Vieux usages français
Treizième et quatorzième siècles


Vœu du Paon.

Le paon, considéré dans le moyen âge comme un oiseau noble et comme un mets relevé et délicat, était servi sur la tables des hauts barons avec un raffinement de luxe et des cérémonies qui attestaient tout le prix qu'on y attachait. Non seulement, il y figurait tantôt enseveli sous les fleurs, tantôt lançant par le bec une flamme brillante, mais encore le soin de le servir, retirés aux écuyers servants ordinaires, était réservé à la dame châtelaine, qui apportait l'oiseau et le plaçait soir devant le seigneur du logis, soit devant une personne élevée en dignité ou renommé pour sa valeur.
Le convive honoré de ce choix devait dépecer l'animal avec assez d'adresse pour que tous les assistants en reçussent une part. Cette opération ne s'accomplissait qu'au milieu des louanges et des applaudissements décernés au chevalier tranchant, et relatifs à ses anciens exploits. Celui-ci, enthousiasmé, se levait alors, et faisait le serment, la main sur le plat, de mériter de plus grands éloges, soit en plantant le premier son étendard sur telle ville qu'on allait assiéger, soit en portant à l'ennemi le premier coup de lance, etc. Il se servait de cette formule sacramentelle: Je voue à Dieu, à la Sainte Vierge, aux dames et au paon de faire telle ou telle chose.
Puis chacun à son tour, en recevant son morceau, faisait son vœu au paon, dont l'inexécution aurait entraîné une tache sur son écusson.

Manger à la même écuelle.

Quand un seigneur avait fait des invitations pour un festin d'apparat, il devait s'arranger de façon que chaque homme se trouvât placé à côté d'une dame. Un seul couvert était destiné à chaque couple de convives; verre et assiette, tout était commun. Cela s'appelait, dans le langage naïf du temps, manger à la même écuelle. Un roman du treizième siècle, décrivant un repas où assistaient plusieurs centaines de chevaliers, ajoute: "Et si n'y eust cesluy qui n'eust dame à son escuelle."

Trancher la nappe.

Nous avons déjà dit dans notre premier volume que couper un morceau de la nappe devant quelqu'un pendant un festin, c'était lui faire un affront équivalent à un défi pour un combat à outrance.
Charles VI, le jour de l’Épiphanie, donnait un festin à plusieurs de ses grands vassaux, lorsque tout à coup un héraut s'approche de l'endroit où était assis Guillaume de Hainaut, comte d'Ostrevant, et tranche la nappe devant lui.
- Un prince, ajoute-t-il, qui ne porte pas d'armes ne doit pas manger avec le roi.
- Quoi! dit le comte indigné, n'ai-je pas le heaume, la lance et l'écu?
- Si cela était, réplique le héraut qui s'était chargé de ce rôle délicat, la mort de votre oncle assassiné par les Frisons ne resterait pas impunie.
La chronique ajoute que cette forte leçon eut son plein effet.

Corner l'eau.

Le cor, annonçant droit de chasse, était un des insignes de la noblesse; un noble en voyage le portait suspendu à son cou: c'était avec cet instrument qu'il annonçait sa présence. On l'employait aussi, comme nos cloches, pour avertir les conviés d'un festin qu'il était temps de se laver les mains pour le repas, ce que les dames et les élégants faisaient avec de l'eau-de-rose, d'où venait le dicton: Corner l'eau.

Pains assiettes ou tranchoirs.

On fit longtemps usage en France de pains sans levain, et comme ces pains se trouvaient d'une pâte épaisse et solide, on conçut l'idée d'en faire des assiettes appelées tranchoirs. On en servait une à chaque convive, qui y découpait ses morceaux, et la mangeait quand elle se trouvait imprégnée de sauce et de jus des viandes.

Pots à aumosnes.

C'étaient des grands vases d'un métal plus ou moins précieux, selon la fortune du propriétaire, placés à l'un des bouts de la table; on y jetait de temps en temps des pièces de viande ou d'autres aliments destinés à la foule de pauvres qui, attirée par l'odeur du festin, assiégeait l'abord du château.

Aliments particuliers.

Certains goûts et certaines idées de nos ancêtres différaient fort des nôtres. Ils se faisaient un régal de la chair de baleine, qui répugne à nos matelots; car on pêchait alors ce cétacé sur nos côtes. La langue de l'animal était même offerte en pompe aux églises et monastères. Il est parlé dans Champier non seulement de salade de houblons, mais encore de salade d'orties. Les fruits, réputés aliments froids, étaient mangés avant le repas, qui se terminait par une consommation d'épices, d'anis et des compositions les plus échauffantes. La volaille était regardée comme aliment maigre, et la simplicité de nos pères se fondait sur ce qui est dit dans la Génèse: "Dieu commanda aux eaux  le cinquième jour de produire les poissons qui nagent dans la mer et les oiseaux qui volent dans le ciel." Ils étaient donc, disaient-ils, de nature identique.

Magasin Pittoresque, 1838.

jeudi 29 mai 2014

Les médecins en 1650.

Les médecins en 1650.

... Un gentilhomme nommé Rampale a fait ici des discours académiques, dans lesquels il s'étend fort contre l'inutilité du très grand nombre de gens de lettre dans un Etat, où il n'épargne ni les médecins, ni les autres. J'avoue véritablement qu'en France, il y a trop de prêtres et de moines, et trop de ministres de chicane; j'entends procureurs et sergents de toutes façons. Je ne doute pas que dans la campagne et dans les petites villes, il n'y ait trop de médecins, et iceux même forts ignorants. Dans Amiens, qui est une ville désolée de guerres et de passages d'armées, il y a aujourd'hui vingt médecins. 
Mais ce dont il y a trop infailliblement en France, sont des moines et des apothicaires, et qui coupent misérablement la bourse et la gorge à beaucoup de pauvres peuples. En récompense, il est fort peu de bons et sages médecins qui aient été bien instruits et bien conduits; j'en vois même ici qui molunt errare quam docere, combien qu'ils aient de beaux moyens de s'amender. Pour la campagne, elle fourmille de chétifs médecins qui de se nihil nisi magnificie sciunt...
La principale cause de ce malheur est la trop grande facilité des petites universités à faire des docteurs. On baille trop aisément du parchemin pour de l'argent à Angers, à Caen, à Valence, à Aix, à Toulouse, à Avignon; c'est un abus qui mériterait châtiment, puisqu'il redonde au détriment du public; mais de malheur nous ne sommes point en état d'amendement... Peut être que Dieu enfin aura pitié de nous et qu'il les changera.

                                                                          Lettre de Guy Patin, professeur en médecine
                                                                           au Collège Royal de Paris (1642 à 1658)

Magasin Pittoresque, 1838.

mercredi 28 mai 2014

Le jour de l'an de la famille Gratinet.

Le jour de l'an de la famille Gratinet.

Le mardi 4 nivôse de l'an XIII, en d'autres termes, le 25 décembre 1804, le jour de Noël, il y a eu dimanche, 102 ans, les époux Gratinet, boutiquiers, organisent, en leur paisible logis de la rue du Coq, l'emploi de leur journée du nouvel an.
- C'est dit! conclut M. Gratinet en frappant la table d'un air satisfait; après les visites obligatoires, promenade durant tout l'après-midi; le soir, dîner dans un cabaret à la mode, et spectacle! Maintenant, allons nous coucher.
Tandis que les époux se mettent au lit, présentons-les à nos lecteurs. M. Gratinet (Epaminondas-Andoche), ex-porte-drapeau de la section des Enfants-Rouges, ex-grenadier de Valmy, est un bon bourgeois d'une cinquantaine d'années, bedonnant et bien conservé. Mme Gratinet, née Marie Crouton, est une femme d'environ quarante ans, qui n'en porte que trente-cinq: elle a encore fort belle mine et lit volontiers l'Almanach des Muses en cachette.
La famille comporte encore deux membres, et non des moindres: Lodoïska Gratinet, âgée de seize printemps, et Régulus Gratinet, dit "Fanfan", qui suce encore son pouce, étant né le même jour où le télégraphe aérien du Louvre apporta dans Paris la nouvelle de la victoire de Marengo. A cette heure avancée de la nuit, nos deux importants personnages sont encore dans les bras du sommeil, mais nous ferons bientôt avec eux plus ample connaissance.
La semaine qui sépare le premier de l'an de Noël passa vite, et le grand jour, enfin se leva. Dès potron-minet, Lodoïska et Fanfan se précipitèrent dans la chambre de leurs parents, pour avoir leurs étrennes. Lodoïska fit une guirlande de compliments; Fanfan balbutia des vers où le chef de M. Gratinet était couronné de lauriers. 



La distribution vint ensuite: Lodoïska reçut un canezou à larges manches et un turban; Fanfan eut un dada d'Epsom, à bascule, plus une boite de soldats, figurant la campagne d'Egypte. Rien n'y manquait: le premier Consul, les pyramides et les dromadaires; même les mamelucks et le ballon captif.
M. et Mme Gratinet, de leur côté, avaient échangé les cadeaux d'usage; aussi tout le monde était-il d'excellente humeur en se mettant à table pour le petit déjeuner. Le café expédié, chacun courut faire sa toilette et, peu de temps après, la famille, en grand tralala, descendit. M. Gratinet portait une ample redingote anglaise à deux rangs de boutons, et son bicorne à glands; sa large cravate de mousseline raidissait son menton d'une manière imposante. Des bottes à revers et un rondin d'épine complétaient son ajustement. 
Mme Gratinet avait hésité longuement entre sa robe à manches courtes et sa robe hortensia; mais l'hortensia était la couleur de la bonne compagnie, c'est pour cette dernière qu'elle avait opté. Dix fois, elle avait retiré la demi-marmotte qui couvrait son bonnet et dix fois elle l'avait rétablie, si bien qu'elle avait mis tout le monde en retard. Cependant, elle avait fort bon air ainsi; mais que dire de sa fille, l'adorable Lodoïska, dont les charmes, encore qu'il éclipsassent les siens, la remplissaient d'orgueil? Le fait est que Lodoïska, en sa blanche douillette, garnie de cygne, apparaissait comme une fleur charmante: une écharpe rose flottait autour d'elle, comme soulevée par la main des Grâces, et sa coiffure, surtout, était tout un poème; ses beaux cheveux bruns et lisses, dégageant la tempe droite et passant en large bandeau sur le front, dégringolaient sur l'oreille gauche en un tire-bouchon affriolant, le tout surmonté du ruban des étrennes, garni d'un camée.

Le dimanche à Paris, il y a cent ans.

Cependant, Fanfan, plein d'impatience, demanda si, oui ou non, l'on partait; et, tapant du pied, il décapita un dromadaire de l'expédition d'Egypte, qui gisait sur le sol. Fanfan portait un haut de forme en castor, une collerette et des escarpins vernis. Sa petite veste collante s'arrêtait à sa taille, avec, par derrière, deux petits pans; et ses pantalons de casimir découvraient très haut sa cheville.
Dehors, la famille eut une seconde d'hésitation. Fallait-il se diriger tout d'abord vers La Bastille où, dans un amas de vilaines masures, cour des Salpètres, habitait le père Gratinet? ou bien, devait-on faire voile vers le logis de Mme Crouton mère, situé dans la rue de la Vieille-place-aux-Veaux, près de Saint-Jacques-la-Boucherie? Un regard de Mme Gratinet fit comprendre au vainqueur de Valmy qu'il convenait de s'orienter dans cette direction; mais Lodoïska fit remarquer que si l'on voulait dîner au Veau qui tette, rue de la Joaillerie, il valait mieux revenir par le Châtelet. Son opinion prévalut et l'on gagna le faubourg par la glorieuse rue de Rivoli, comme disaient les grognards en faisant ronfler les r (Ivôli-Steet, prononçaient les "beaux" et les émigrés), dont les maisons magnifiques sortaient de terre à vue d’œil. On trouva grand-papa Gratinet écrasé sous le poids de son siècle et médisant sur les noces de Louis XV, auxquelles il avait assisté... en qualité de chevau-léger du 14e régiment, colonel de Sombreuil.
Il faisait un temps superbe: la joie dans la grand'ville, battait son plein. On gagna le boulevard du Temple où Bobèche et Galimafré faisaient la parade. 



L'air était si clément, qu'on voyait circuler les marchands de coco, avec leur grand "cabriolet" de paille, leur beau tailleur blanc et leur fontaine, drapée de velours et surmontée d'une Victoire. Fanfan s'allait régalant de l'une à l'autre. Soudain, il tira vivement l'ex-sans-culotte par sa houppelande, l'entraînant au plus épais d'un groupe: les badauds entouraient un petit homme qui, accompagné d'un crincrin, débitait des pont-neufs au milieu des rires.
- Eh! s'exclama le chef de famille, c'est Ange Pitou! c'est le martyr de la liberté. On l'a envoyé à Cayenne en fructidor, mais il en est revenu l'année de l'Exposition en 97! Bravo Pitou! ajoute notre bourgeois en tapant des mains.
"Bravo, Pitou!" criait joyeusement la foule où dominaient les marmottes multicolores et les bonnets de coton.
Des porteurs d'eau, avec leurs grands chapeaux d'Auvergnats, tiraient les brancards de leurs tonnelets, en appelant: A l'eau, à l'eau... sur un ton de mélopée. Parfois un muscadin passait, au bras d'une merveilleuse, arborant encore la perruque blonde des conspirateurs pour rire: de vastes guimbardes emportaient vers le Champ-de-Mars, où il y avait des courses, des bourgeois endimanchés. Dans les contre-allées, quelques faiseurs d'en-Barras, un oeillet rouge à la boutonnière, allaient en vélocifère, bousculant les chiens et les promeneurs et cherchant des querelles. A la hauteur du Petit Coblenz, il fallut s'arrêter pour laisser passer le coche de Lille en Flandre, qui au galop de ses quatre percherons lourds, en un torrent de poussière, filait sur Paris.
Et presque aussitôt, vis-à-vis du Temple de la Gloire, les agents du citoyen Fouché, avec leurs redingotes longues et leurs gourdins, les favoris en côtelette, coupant d'un trait leurs épaisses mâchoires, firent ranger les passants sur la chaussée. La troupe, précédant le cortège parti du corps législatif, gagnait les Tuileries pour saluer l'Empereur. La cohue se bouscula pour voir le défilé, et lorsque disparut au coin de la rue de la Loi la dernière aigrette du dernier mortier du dernier hussard, Régulus trépigna pour les suivre. Le héros de Valmy hésitait, déjà las, ayant sa bedaine à traîner, mais Lodoïska se fit charmeresse:
- Oh! oui papa ! Allons aux Tuileries, nous verrons les toilettes!
Mme Gratinet exigea une voiture. On héla donc un "mannequin", qui, moyennant un demi-écu et huit sols pour boire, les conduisit aux Tuileries en une demi-heure, à cause du grand tour qu'il fallut faire pour éviter la foule, derrière le Palais-Egalité.
Vu de la terrasse des Feuillants, le spectacle était merveilleux; les chambellans, les grands officiers de l'Empire, les ambassadeurs, les dignitaires du clergé passaient et repassaient, mêlant les plumes, les panaches et les rubans. Par les fenêtres du palais impérial, on voyait, dans les salons vastes, chatoyer au soleil les ors et les satins des uniformes; sur la berge de la Seine, une batterie, dominant les musiques et les cris assourdissants des crieurs de programmes, devant le pont des Arts, tonnait.
Plus de 150.000 piétons traversèrent le pont, ce jour-là. Sur les échafaudages du Louvre flottaient de grands oriflammes. Le peuple, heureux, poussait des vivats. On acclamant Napoléon, on se montrait les personnages populaires: M. de Talleyrand, ministre des relations extérieures; le ministre de la Guerre, maréchal Berthier, grand veneur et intendant du Palais, entouré d'un état-major si brillant, qu'on se serait cru au pays de Golconde. Le maître des cérémonies, aristocrate raillé, sortit en grand apparat et la foule applaudit, quand on vit qu'il avait marché dans une flaque et taché ses mollets, sanglés dans la soie blanche. On signalait des personnalités haut cotées dans la faveur publique: M. Corvisart, M. Isabey, M. l'abbé Sicard, M. Caperonnier, conservateur de la Bibliothèque impériale; M. Cadet, apothicaire, et le vieux nouvelliste parisien Restif de la Bretonne, qui prenait des notes; M. Brantzen, ministre plénipotentiaire de la République batave, au bras du grand écuyer, étonné de sa haute stature.

Un dîner au Veau qui tette.

Quand les Gratinet se furent suffisamment rassasiés de cette vision de gloire, quand, au rythme des tambours de la garde, Régulus eut assez piaffé, il fallut songer au retour. On fila par la rue Saint-Germain l'Auxerrois et l'arche Pépin, en échangeant des impressions; puis on laissa sur la gauche l'ancien cul-de-sac du chevalier du Guet, et l'on fit visite à maman Crouton senior. La bonne dame en un rez-de-chaussée obscur, édifiait de vagues dentelles sur un coussin, à l'aide de bobines tintinnabulantes. On lui donna ses étrennes: un coquet brodé, à pointes, avec des pattes de sphinx. 



Maman Crouton voulait retenir ses enfants à dîner, mais on redoutait son flan aux herbes et l'on redoutait plus encore une réédition de l'affaire Capet, de l'affaire, comme on disait tout court. On prit donc congé avec mille précautions.
Il fallait dîner: la famille hésita longtemps entre Deharme, à la Marmite perpétuelle, rue des Grands-Augustins, près du marché à la volaille, et le Rocher de Cancale, rue Mandar. Enfin, elle se décida pour le Veau qui tette, célèbre depuis quatre siècles. Le cabaret ne payait pas de mine: cependant, on y mangeait des pieds de mouton meilleurs que dans bien des salons dorés. Après les pieds de mouton, les Gratinet tâtèrent d'un plat d'anguilles piquées aux truffes, encore une spécialité de la maison. Puis du riz au safran; dessert au vin de Suresne. Ils déclarèrent alors à l'unanimité "qu'ils en avaient jusque là", et se levèrent pour aller au spectacle.
Là encore, la discussion fut vive, chacun étant d'un avis différent. Mme Gratinet voulait qu'on allât au Français, place de l'Odéon, où l'on donnait l'Iphigénie, avec Talma. M. Gratinet grillait d'aller voir Frontin tout seul au théâtre de la Cité. Lodoïska, frémissante, balançait entre le Vaudeville et la salle du Marais. Elle aurait bien voulu aller aussi au Salon des Concerts, où il y avait "redoute", à l'occasion du nouvel an. Mais Fanfan, plus agité que cent mille diables, hurlait pour qu'on le menât voir les Génies infernaux et Kikiki, et aussi le théâtre mécanique de M. Pierre, au carrefour Gaillon, et les puces savantes et les oiseaux hollandais. Fanfan voulait tout voir à la fois. Et ce fut encore lui qui gagna! De guerre lasse, l'accord ne pouvant se faire et la soirée s'avançant, on s'en fut bonnement à Tivoli, pour voir l'incomparable éléphant baba, faisant l'expérience du coup de pistolet. 



Il y avait en outre, dans les jardins, des escamoteurs, un harmonica, des ombres chinoises, un concert de chat, et mille autres attractions, sans parler d'un grimacier qui imitait les personnes en vogue et le son de tous les instruments. Là aussi, il y avait des toilettes, et de belles dames vêtues en sultane, avec des bagues aux pieds. C'est pourquoi les Gratinet passèrent une soirée délicieuse. Vers minuit, enchantés de leur journée, ils regagnèrent d'un pas lourd le numéro 493 de la rue du Coq, près l'oratoire Saint-Honoré. Là se trouvait leur enseigne; un bas dans une nuée, ce qui voulait dire: haut bas, c'est à dire Au bas, la mode existant encore de ces rébus surannés
Et tandis que M. et Mme Gratinet se déshabillaient, tandis que Fanfan grognait, bouffi de sommeil et de mauvaise humeur, tandis qu'ils échangeaient encore les impressions de cette journée inoubliable, la rumeur éloignée de Paris en fête venait mourir à leurs pieds: c'étaient dans les ruelles voisines, des godelureaux attardés qui, sur un air de la Révolution, chantaient en rentrant au logis:

                                                          Vive Napoléon
                                                          Il nous baille
                                                          D'la volaille
                                                D'la volaille et du jambon.

                                                                                                         
                                                   Eugène Godin.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 1er janvier 1905.

La garde-robe d'Edouard VII.

La garde-robe d'Edouard VII.

Alors qu'il n'était que prince de Galles, Edouard VII porta longtemps, de façon incontestée, le sceptre des élégances. Sur le trône, ses soucis doivent être d'un autre ordre.
Toutefois, au dire de son tailleur, le souverain a conservé une compétence spéciale et un goût infaillible. Il possède d'ailleurs un talent stupéfiant pour distinguer ce qu'il faut ou ne faut pas porter. Il choisit avec rapidité et toujours avec sûreté. En quelques minutes, l'heureux fournisseur appelé à Malborough House avoue avoir pris des commandes ce vêtements pour des milliers de francs.
Le roi n'hésite pas, d'ailleurs, à se rendre chez son tailleur pour voir les échantillons nouveaux: il s'entretient avec lui des questions techniques, des qualités et des défauts des cheviotes, des diagonales et des vigognes, avec une surprenante science professionnelle.
Edouard VII paie ses vêtements un bon prix, mais nullement un prix exagéré. Comme il ne porte guère un pantalon plus de deux ou trois fois, il lui en faut une centaine par an. Tous les ans, il commande une douzaine de costumes de cérémonie et à peu près autant de smokings, redingotes, vestons, jaquettes, en tout pour environ 25.000 francs par an.
Le chemisier du souverain va nous faire connaître les dessous royaux. Les chemises de jour en tissu fin, presque toujours blanches, ornée d'une imperceptible bordure noire, coûtent 31,25 fr. pièce. Les cols ont une hauteur de 45 millimètres; le roi "chausse" l'encolure 48 1/2.
Les caleçons et les gilets de dessous sont en soie, variant de 25 à 30 francs pièce. Les mouchoirs, de petites dimensions, sont en soie de couleur; ils valent de 84 à 108 francs la douzaine. Quant aux gants, ils sont fait sur mesure, par une des premières fabriques d'Angleterre, toujours en peaux un peu forte et à deux boutons. Sa Majesté ganse 7 3/4 et use environ 300 paires par an, à 12,50 fr. l'une.
Enfin, les bretelles sont en tissu gris, très résistant, avec une petite bordure bleu pâle, et coûtent moyenne 15 francs la paire.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 1er janvier 1905.

mardi 27 mai 2014

Revue musicale.

Revue musicale.


La dernière période de l'hiver aura été particulièrement favorable aux soirées, aux bals et aux théâtres. Nous ignorons si ces derniers sont plus riches d'écus que de gloire, mais certainement, ils ne le sont guère davantage en nouveautés que le mois dernier. Nous voulons parler de nos premières scènes lyriques, car on sait que des autres, il ne convient de s'occuper ici qu'exceptionnellement.
Quoique bien des gens, peu soucieux des convenances et des devoirs religieux, fasse leur carnaval en carême, nous n'en touchons pas moins au saint temps de Pâques. Sans prétendre à l'austérité des Pères de la Grande Chartreuse, n'y a-t-il pas moyen de s'y préparer en abandonnant les futilités mondaines et en apportant quelque sévérité dans le choix de nos distractions? En cela nous suivrons avec avantage les conseils de l'Eglise qui, en bonne mère, a prévu que notre corps a besoin de se régénérer par l'abstinence, comme notre âme de se retremper dans la poésie sacrée de la pénitence.
Prêchant d'exemple, après avoir enterré Mardi-Gras dans une sauterie tout à fait patriarcale, nous nous abstiendrons, jusqu'au grand jour de la Résurrection, de toute curiosité trop mondaine, ne nous accordant que quelques concerts classiques, en attendant les concerts spirituels.
Mais cela ne doit pas empêcher la chronique d'indiquer les faits accomplis ou à venir dans le monde musical. Nous dirons donc brièvement que l'Opéra a été tellement en déroute, désorganisé, incapable, que le public a fini par protester. Des changements d'affiche continuels, des représentations dérisoires par l'incapacité des artistes requis pour remplacer les malades, les absents, ou les découragés, voilà le résumé des hauts faits de ces derniers temps, à l'Académie nationale de musique. Il vaut donc mieux n'en pas parler davantage, en attendant qu'une main plus ferme, des esprits plus experts en prennent la direction et la sauvent d'un complet effondrement.
Au moins, à l'Opéra-Comique, il y a une troupe solide, excellente, un admirable orchestre qui ne demandent qu'à fonctionner avec des éléments nouveaux.
La cigale madrilène, malgré sa récente création, ne suffit pas pour alimenter l'ardeur des vaillants artistes de MM. Danbé et Paravey. C'est l'oeuvre de début de deux jeunes auteurs encore inexpérimentés peut être, mais qui, grâce à une interprétation parfaite et quelques charmants motifs, a pu voir de bons lendemains. Nous lui en souhaitons un grand nombre, parce qu'il y a des promesses d'avenir dans les essais du librettiste, M. Jean Bernoux, comme dans ceux du musicien, M. Joanni Perronet. La critique est parfois trop sévère pour les débutants. Lorsque leurs manuscrits sont refusés par les directeurs, on blâme ces derniers qui ne tendent pas la perche aux jeunes. Si, au contraire, l'hospitalité leur est accordée, c'est un tollé général contre le téméraire qui n'a pas fermé sa porte au nez du solliciteur. C'est le cas de M. Paravey dont l'esprit large et généreux comprend que ce qu'il faut de temps pour refaire l'Opéra-Comique incendié, il en faut beaucoup plus pour faire un compositeur et partant, un chef-d'oeuvre. Louons-le, au contraire, au lieu de le décourager, de son intelligente initiative. Nous estimons que les conditions et le lieu où l'on se force d'exploiter son théâtre, le rendent tout à fait propre aux tentatives de ce genre. Le public, d'ailleurs, a fait un excellent accueil à La Cigale Madrilène.
Aux concerts du Conservatoire, on a exécuté une symphonie nouvelle de César Franck, dont la forme irréprochable et les belles combinaisons instrumentales étaient on ne peut mieux à leur place sur les pupitres du savant orchestre. Aux divers programmes, sont venus successivement les nom de Beethoven, Haydn, Mozart, Haendel, Mendelsson, etc. Grand succès pour le 98e psaume de ce dernier maître, dont la grâce exquise et la distinction dans l'expression sont connues de tous, mais dont beaucoup ignorent la majesté grandiose de cette superbe page.
Les concerts du Châtelet deviennent de plus en plus attirants. Après Mme Krauss, M. Bouhy, le baryton aimé du public parisien, qui nous est revenu après sa fugue en Amérique. C'est en maître consommé dans l'art de phraser qu'il s'est fait acclamer dans l'air d'Agamemnon de l'Iphigénie, de Gluck, dans celui d'Elie, de Mendelsson, une pièce admirable et dans le Noël Païen, de Massenet, morceau quelque peu aride pourtant. C'était à la fois un honneur et un danger que de paraître à côté de tant de chefs-d'oeuvre célèbres; pourtant le jeune compositeur Gabriel Pierné n'y a pas moins trouvé le succès auquel il était habitué, dans sa suite d'orchestre dont le Menuet surtout, si pimpant et si parfaitement écrit, a ravi l'auditoire. Même accueil à plusieurs air de ballet, tirés d'Henry VIII de C. Saint-Saëns. L'orchestre de M. Colonne a remis au jour de ravissantes pages d'Haydn, musique fraîche et reposante des grands fracas de l'instrumentation moderne. Son succès a été aussi complet dans l'ouverture d'Iphigénie, qui précédait le bel air de M. Bouhy.
Un peu plus tard, il y avait foule au Châtelet pour applaudir la symphonie en la de Beethoven, l'ouverture de Don Juan de Mozart, la première audition d'un Divertissement de Lalo, Irlande de A. Holmès, Les Pêcheuses de Procida de Raff. M. Bouhy a supérieurement déclamé le récit suivi de l'air d'Armide de Gluck, et l'invocation de Dimitri de Joncières. Il a fait apprécier les qualités d'expressions de sa belle voix dans la romance de l'Etoile de Wagner, et surtout dans Les larmes de Reyer, cette page émue qu'il fait si bien sentir. Un habile pianiste, M. de Greef, a exécuté le difficile concerto en mi bémol de Liszt, avec une rare virtuosité.
Au cirque des Champs-Elysées, où l'orchestre est absolument du premier ordre, mais selon nous, les programmes moins heureux, on a surtout remarqué la brillante interprétation de la symphonie en fa de Beethoven, ainsi que le Wallenstein, trilogie de V. d'Indy, dont le succès s'affirme à mesure quelle se familiarise avec les musiciens et le public? Un violoniste tchèque, M. Halir, s'est fait vivement applaudir dans un concerto de Lassen. La Marche Funèbre de Wagner, un menuet de Haendel, Espana de Chabrier, ont été l'objet de flatteuses interprétations.
Plus discutée, l'ouverture de Sakuntala de Goldmark, n'en est pas moins une page de mérite, fort bien rendue par l'orchestre de M. Lamoureux. Nous lui préférons la charmante Symphonie Italienne de Mendelsson. Les airs du ballet de Prométhée de Beethoven sont bien gracieux et ont fait ressortir cette magistrale conception de Weber: l'ouverture de l'impérissable Freichütz. Comme soliste, M. Auguez, dont la voix ample et sonore a supérieurement interprété l'air de La Lyre et la Harpe de Saint-Saëns, ainsi que les Adieux de Wotan à Brunehilde et l'Incantation du Feu, de Wagner, morceaux dont les difficultés augmentent le succès du chanteur.
Les séances de musique deviennent de plus en plus nombreuses, les invitations pleuvent de partout, et il est impossible de se rendre à toutes. Parmi ces dernières, nous signalerons celle du grand charmeur, M. Charles Dancia, l'éminent professeur du Conservatoire. C'est avec le concours de Mmes Jacquard, de la Blanchetais, MM. Delsart, Léopold Dancia, etc., qu'il a ravi tout un auditoire dont les bravos répétés se sont partagés entre son merveilleux archet, ses artistes et les œuvres de son programme.
Des trois concerts par abonnement que vient de nous donner Mme Lafaix-Gontié, nous ne pouvons enregistrer que le premier, l'espace nous faisant défaut. La vaillante artiste avait réuni, salle Erard, une assistance aussi nombreuse que choisie, qui a longuement applaudi chaque numéro d'un programme trié sur le volet.
Pour la partie instrumentale, le trio en  mineur de Mendelsson, piano, violon et violoncelle, ouvrait la séance avec une maestria de bon augure.
Puis on a vivement apprécié le talent de pianiste de M. Calado, dans diverses compositions où il a montré autant de bravoure que de goût.
M. Guidé, un archet de premier ordre, s'est révélé virtuose élégant dans un air de ballet absolument ravissant, pour violon et violoncelle, en compagnie de M. Mariotti, et accompagné pat l'auteur, M. Bourgeois, l'accompagnateur hors ligne que tout le monde s'arrache. M. Guidé a obtenu encore un immense succès dans la mazurka de Wieniaroski. M. Mariotti a rendu la Sérénade de Grandval, et la Danse Bohémienne de Cazella, avec un rare talent.
La partie du chant n'offrait pas un moindre intérêt. Nommons M. Bousquin, de l'Opéra, Mlle Dionis du Séjour, élève de Mme Lafaix-Gontié. La gracieuse bénéficiaire a dit Le Matin, de Th.Dubois, et La Vie en Rose, de Massenet, avec cette expression juste et cette parfaite prononciation qu'elle sait si bien transmettre à ses élèves.
Comme nouveauté de choix, nous mentionnons la Valse pour la main gauche, de Th. Lack, très belle pièce, on ne peut plus favorable à un bon travail. Bonne moyenne force et morceau d'un réel charme artistique. Nous plaçons dans le même degré la remarquable Chaconne, "en style panaché" de Th. Dubois, caractère légèrement classique, clair et gracieux. Plus facile, la jolie pièce de R. Pugno, intitulée: Tricotet, plaira par une simplicité de facture d'où le banal est tout à fait exclu. Recommandons, pour piano à quatre mains, l'Album Polonais, en deux suites séparées, belles inspirations de Scharwenka, musique magistrale et d'un brillant effet, quoique de moyenne force.
Pour le chant, Epithalame, de Léo Delibes, d'une grâce mélodique et pénétrante. Puis la petite scène du Rossignol et la Rose, de C. Broustin, tout à fait poétique. Editeur: Au Menestrel, 2 rue Vivienne.

                                                                                                                Marie Lassaveur.

Journal des Demoiselles, avril 1889.

dimanche 25 mai 2014

Travail développé par un rameur.


Travail développé par un rameur.

Le sport nautique est justement à la mode dans tous les pays civilisés; il constitue un excellent exercice, fort profitable au développement de la force musculaire, principalement chez les jeunes gens.
Quel est, au point de vue mécanique, le travail produit au cours de ces exercices? Le professeur Troubidge, de l'Ecole des mines de New-York, s'est posé cette question et il donne, à ce sujet quelques chiffres intéressants.
Il a profité, pour établir la valeur de ce travail, d'une série de course d'embarcations montées par des étudiants jeunes et vigoureux. La distance parcourue était de 6.440 mètres; le canot était monté par huit rameurs et a parcouru le trajet en 21 minutes, ce qui donne une vitesse moyenne de 5,10 m. par seconde. La résistance du canot à cette vitesse a été trouvée égale à 34 kilogrammes; le travail développé par les huit rameurs est de 173,4 kilogrammètres par seconde, ce qui fait, pour chacun, 21,7 kilogrammètres ou 29 centièmes de cheval, chiffre assez important si l'on considère que ce travail est développé d'une façon continue pendant 21 minutes.

Journal des Voyages, 21 juillet 1889.

Ce que sont payés les députés.

Ce que sont payés les députés.


En France, sous la République actuelle, les membres de la Chambre des députés sont payés à raison de 25 francs par jour.
Un seul Etat en Europe donne à ses représentants des émoluments aussi élevés: en Autriche, en effet, la rémunération parlementaire est aussi de 25 francs par jour.
En Belgique, chaque membre de la Chambre des représentants n'habitant pas Bruxelles reçoit 400 francs pas mois.
En Danemark, les membres du Landsting reçoivent 18,15 francs par jour.
En Portugal, les pairs et les députés reçoivent 1675 francs par an.
En Suède, les membres de la Diète touchent 1.672 francs pour une session de quatre mois; mais ils ont à payer une amende de 13,75 fr. par jour, en cas d'absence; excellente idée.
En Suisse, les membres du Conseil national ont 12,50 fr. par jour, payés par le Trésor fédéral; les membres des conseils d'Etat reçoivent 7,50 à 12 francs par jour.
Aux Etats-Unis, les représentants des Etats et les délégués touchent 5.200 francs par an, plus une indemnité de 1 franc par mille pour frais de déplacement.
En Norvège, les membres du Storthing perçoivent une indemnité de 16,65 fr. par jour pendant la session parlementaire, qui dure d'habitude six semaines.
En Italie, les sénateurs et les députés ne sont pas payés, mais ils ont droit à des permis de circulation sur tous les chemins de fer du royaume et à d'autres avantages et privilèges.
En Espagne, les membres des Cortès ne sont pas payés non plus, mais ont certaines immunités.
En Grèce, les sénateurs reçoivent 500 francs par mois et les membres de la chambres des représentants 250 francs.
En Allemagne, les représentants reçoivent en moyenne 11,25 fr. par jour.
Au Brésil, les sénateurs reçoivent 200 francs par jour et les députés 140 francs.
Seuls, les représentants du Parlement de la Grande-Bretagne ne reçoivent aucune indemnité.

Journal des Voyages, 14 juillet 1889.

samedi 24 mai 2014

Le phonographe et les chemins de fer.

Le phonographe et les chemins de fer.

On ne se serait certainement guère douté que l'on pouvait appliquer le phonographe aux chemins de fer.
Il paraîtrait cependant qu'il va révolutionner complètement le service des signaux. On va expérimenter en effet, un instrument appelé linguographe, qui n'est autre qu'un phonographe dont la puissance d'émission est grossie à l'aide d'un appareil spécial, et qui remplacerait le sifflet de la locomotive. 
Les signaux seraient parlés, c'est à dire que le mécanicien, avec cet appareil, pourrait faire entendre les indications nécessaires tant aux agents des gares et de la voix qu'au personnel du train et aux voyageurs même, en cas d'accident imprévu.

Journal des Voyages, 14 juillet 1889.

Le wagon-école.

Le wagon-école.

Une école ambulante sur la voie ferrée de Samarkand et de l'Inde.
Le gouvernement russe a eu l'idée assez originale d'ajouter au chemin de fer militaire transcaspien deux wagons d'un genre tout à fait nouveau: un wagon-église et un wagon-école.
Le wagon-école se compose de plusieurs compartiments; salle du professeur, salle d'étude, bibliothèque, etc.; il sera pendant toute l'année en route et s'arrêtera plus ou moins longtemps dans les différentes stations qui ne possèdent pas d'école dans leurs environs.

Journal des Voyages, 14 juillet 1889.

Le premier chemin de fer européen.

Le premier chemin de fer européen.

Le premier chemin de fer qui ait été mis à la disposition du public européen est la section unissant Manchester à Liverpool, soit une distance de cinquante kilomètres.
Ce triomphe du génie et de la persévérance sur les obstacles naturels, sur l'égoïsme et sur l'ignorance fut commencé en octobre 1826 et terminé en juillet 1829. C'est le 30 juillet de cette dernière année que la ligne en question fut mise à la disposition du public.
Cette mémorable inauguration fut attristée par un fatal accident.
Un des ministres du roi d'Angleterre, M. Huskisson fut tué en descendant du train.

Journal des Voyages, 14 juillet 1889.

Légendes Serbes.

L'hospitalité.


Dans la chaîne du Zrna-Gara, derrière le pic de Roudnick, le soleil a disparu. Le crépuscule traîne dans les vallées ses gazes bleues qui s'assombrissent de minute en minute. Les bruits de la terre s'apaisent.
L'oreille ne perçoit plus que ceux de la nature, doux et confus comme des chuchotements. La brise siffle dans les noires ramures des chênes exfoliés; les ruisseaux bruissent sur les cailloux de leur lit.
Appuyé sur un bâton noueux, le corps courbé, les jambes lourdes, un étranger descend péniblement le flanc de la montagne. De temps à autre, il s'arrête et son regard scrute les profondeurs du vallon de plus en plus enténébrées. Sous quel abri reposera-t-il ses membres las? Près de quel foyer réchauffera-t-il son corps émacié qui se glace au froid de la nuit montante? A quelle table s'assoira-t-il pour réparer, à l'aide de quelques aliments, ses forces en allées? ...
Peu à peu les ténèbres redeviennent plus obscures. La lune s'allume. Sa lumière pâle emprunte plus d'éclat à la froidure de l'atmosphère; sa clarté se double au reflet des épaisses couches de neige étendues sur le sol. Un point noir tache cette blancheur: c'est la hutte d'un Serbe.
L'étranger s'oriente, réfléchit et va droit à cette demeure. Il frappe à la porte. Elle s'ouvre. un homme apparaît sur le seuil.
"Qui que tu sois, dit cet homme à l'étranger, entre et reste le bienvenu dans la demeure de Lazare."
Puis, se tournant vers sa femme, il ajoute:
"Luibitza, allume le fagot et prépare le souper.
- Le fagot, répond-t-elle avec une douloureuse mélancolie, le fagot! Certes on peut l'allumer: la forêt est vaste et s'étend près de nous. Dans un court instant, il flamboiera dans l'âtre. Mais le souper! Y songes-tu, Lazare! Comment veux-tu que mes mains le préparent? Le souper? Le souper!... Tes entrailles oublient-elles que depuis deux jours nous jeûnons tous!".
La honte empourpre les joues de Lazare; la confusion étreint son cœur; il veut parler, mais le souffle exhalé de son gosier n'articule aucun son.
L'étranger le regarde avec une fixité étrange:
"Homme, lui dit-il tout à coup, es-tu vraiment Serbe et n'as-tu rien à donner à ton hôte?"
L'ironie de cette question n'échappa à Lazare. Il ouvre l'armoire, en tâte les tablettes, fouille le bahut, découvre la huche, monte au grenier, bouleverse tout, inspecte les moindres recoins de la cabane... Pas un croûte de pain; pas un fruit; pas même un grain de maïs... Rien! Rien!... Quel affront!... Rien!...
Lazare redescend du grenier, le regard sombre, le visage contracté, les lèvres tremblantes.
"Etranger, dit-il d'une voix stridente, voici de la nourriture. Ton souper se composera de chair fraîche et tendre."
Et sa main se pose sur la tête de son fils Janka, l'enfant aux longs cheveux blondissants et annelés.
Luibitza le regarde, comprend, pousse un cri d'angoisse et tombe sur le sol.
Plus prompt que la foudre le couteau de Lazare a frappé.
"Jamais, dit-il, non, jamais, il ne sera dit qu'un Serbe aura manqué aux devoirs de l'hospitalité."
L'étranger ferma les yeux, mais soupa. Peu à peu le feu s'éteignit dans l'âtre et tout s'endormit dans la hutte du Serbe.
Vers minuit Lazare se réveilla, croyant entendre son nom prononcé à plusieurs reprises.
Il tendit l'oreille.
'Lève-toi, disait la voix de l'étranger, lève-toi Lazare. Je suis le Seigneur ton Dieu. Grâce à ton sacrifice, l'antique hospitalité Serbe est demeurée sans tâche. Lève-toi et cours embrasser ton fils ressuscité; lève-toi et ouvre à l'Abondance qui frappe à ta porte."
Lazare se leva.
Janka reposait sur sa couche habituelle. Luibitza souriait dans son sommeil et un concert de voix mystérieuses chantait aux accords de la guzla: "Vivent de longues années encore l'opulent Lazare, la belle Luibitza et Janka aux cheveux blondissants et annelés."

                                                                                                                     Frédéric Dillaye.

Journal des voyages, dimanche 14 juillet 1889.

vendredi 23 mai 2014

Sur la couleur bleue que prend quelquefois le lait de vache.

Sur la couleur bleue que prend quelquefois le lait de vache.

Le lait  qui doit devenir bleu n'offre ordinairement, au moment de la traite, aucun caractère particulier, ce n'est que par la reposition plus ou moins prolongée que la couleur se développe. Si on employait le lait le jour où il a été trait, on ne s'apercevrait pas de la couleur qu'il est susceptible de présenter. Après un séjour qui n'est pas ordinairement moindre de deux jours, la couleur bleue apparaît à la surface de la crème, sous forme de petits points bleus presque imperceptibles, qui s'agrandissent ensuite singulièrement, de manière à former des taches de différentes grandeurs; quelquefois elle se réunissent et ne forment plus qu'une seule tache bleue sur la surface de la terrine; et ce n'est jamais qu'après cinq à six jours que l'effet devient aussi général.
La teinte du lait bleu est celle de l'azur; la crème donne du beurre qui est d'une consistance plus molle, d'une saveur moins douce et moins agréable que celle du beurre provenant du lait ordinaire. Il prend bientôt un goût acre et fort, qui diffère peu de la rancidité; il donne avec le sel de mauvais caractères, mais, quand il est fondu, on ne peut le distinguer d'une autre beurre.
Le lait bleu n'a aucune action fâcheuse sur l'économie animale; son usage n'occasionne aucun dérangement de santé, mais il est désagréable et généralement rejeté: le plus ordinairement, il est difficile de savoir quand il se présente dans une ferme, parce qu'on cache avec soin son apparition, qui est regardé comme un événement fâcheux.
Il existe beaucoup de préjugés relativement aux causes qui produisent le lait bleu: le plus répandu est celui que l'on attribue à des sortilèges.
Beaucoup de personnes supposent que le lait bleu provient d'azur que l'on a semé dans les pâturages. Il nous sera facile de prouver l'erreur dans laquelle ils sont: d'abord par le prix élevé de cette substance; la quantité qu'il en faudrait employer pour produire un effet, s'il était susceptible d'en produire; la facilité avec lequel on en apercevrait les traces dans les pâturages; et surtout par le défaut absolu d'action de ce composé qui, avalé par les vaches, ne produit aucun effet sur leur lait. L'azur est une substance vitreuse colorée par un métal que l'on appelle cobalt, et qui est de l'oxyde d'arsenic. L'azur ne se dissout pas dans l'eau, ne peut être transporté dans les mamelles de la vache pour agir sur le lait; et si, par impossible, il passait dans la circulation, il colorerait la masse entière du lait, et non la crème seulement.
Des fermiers, qui ont observé avec soin les circonstances dans lesquelles se produit le lait bleu, se sont fait une idée plus juste de ce genre d'action. Ils regardent comme la cause  de ce singulier effet, l'état dur et coriace des pâturages occasionnés par l'aridité du sol ou par la sécheresse.
Dans un travail remarquable par le soin qu'il y a apporté, M. Germain, pharmacien à Fécamp, a été conduit à admettre cette opinion qui se trouve corroborée par un grand nombre d'observations qui lui sont propres, et dont nous parlerons plus loin.
Quelques personnes avaient cru que certaines espèces de plantes, comme la scorpionne par exemple, occasionnaient le lait bleu; des vaches nourries avec cette substance ont présenté un résultat opposé, et il résulte d'expériences faites à diverses reprises, que le lait ne prend pas de couleur bleue quand on nourrit les vaches avec des plantes qui contiennent des matières colorantes bleues: nous citerons par exemple le pastel, qui fournit la plus belle des substances colorantes, l'indigo, et qui ne donne aucune couleur au lait des vaches auxquelles on l'a administré.
Il paraît certain que quelques personnes qui exhalent une odeur forte, constamment ou dans certaines circonstances, peuvent occasionner du lait bleu aux vaches qu'elles traient; ce fait est appuyé sur un grand nombre d'observations faites par divers cultivateurs.
La substance qui occasionne la couleur bleue du lait est une moisissure qui se développe sur la crème, et s'accroît assez rapidement. M. Germain en attribue le développement à l'influence des causes suivantes, en s'appuyant sur beaucoup d'observations faites avec un grand soin:
1° La mauvaise disposition et la mauvaise tenue des étables, et l'habitude de ne les point aérer;
2° L'influence de certains pâturages, et principalement de la vesce, du trèfle et des herbes dures et coriaces;
3°La nourriture mal réglée et mal entendue;
4° Le mauvais pansement;
5° La mauvaise habitude de laisser les vaches au soleil du midi pendant les grandes chaleurs;
6° La malpropreté des vaches et des ustensiles et vases qui servent au lait;
7° La négligence de faire boire les vaches fréquemment pendant l'été.
Il paraît en outre que celles qui suivent peuvent résulter d'une action marquée: la fatigue, le mélange de lait de plusieurs vaches, l'influence de certaines personnes qui exhalent une odeur forte.
M. Germain tire de toutes ses recherches les conclusions suivantes:
1° Que l'altération du lait est le plus souvent le résultat de la santé des vaches;
2° Que les mêmes circonstances n'agissent pas également sur toutes les vaches, selon leur constitution et leurs dispositions;
3° Qu'après l'émission du lait, l'influence qui s'exerce sur lui n'est pas la même lorsqu'il n'est pas dans le même lieu et dans les vases différents;
4° Que les plantes légumineuses et les herbes dures et coriaces paraissent provoquer le lait bleu, tandis que les crucifères semblent au contraire le prévenir et même y remédier;
5° Que le sel marin semble quelquefois prévenir le lait bleu;
6° Qu'il est impossible de prévoir d'une manière sure que le lait deviendra bleu aussitôt qu'il est trait, si ce n'est peut être par la forte odeur et le goût de vache qu'il présente;
7°  Que par l'ébullition et son emploi dans le fromage, le lait perd son odeur et son goût et la propriété de devenir bleu;
8° Que la partie viciée du lait est le fromage;
9° Que le beurre est blanc et court, mais que par la fusion il devient jaune et ne diffère en rien du beurre ordinaire.
...

Journal des Connaissances Utiles, avril 1834.

jeudi 22 mai 2014

Un assassinat comique.

Un assassinat comique.

Un habitant de Vöro, en Finlande, l'a échappé belle tout récemment. Il vivait très mal avec sa femme, qui décida alors de se débarrasser de lui, en ... l'empoisonnant. Dans ce but charitable, elle demanda au pharmacien du village de lui donner de l'arsenic pour tuer les rats, qui infestaient sa maison.
Or, comme il n'y a presque pas de rats à Vöro, le pharmacien se douta de quelque chose et lui vendit du sucre en poudre tout en lui recommandant beaucoup de prudence. Mais il crut devoir raconter l'incident au mari, qui surveilla alors sa femme avec beaucoup de curiosité. 
Il ne tarda pas à remarquer avec quelle sollicitude sa chère épouse s'empressait d'ajouter à ses aliments une poudre blanche qu'elle prétendait être du sucre et qui... l'était en effet.
Désireux de pousser l'expérience jusqu'au bout, il simula l'empoisonnement. Il se jeta par terre en se tordant et il ne bougea plus.
Alors la bonne femme prit une corde, en passa tendrement un bout autour du cou du cher défunt et l'autre, par un trou, au grenier, où elle monta pour tirer de toutes ses forces la corde. Avec un peu d'efforts, elle parvint à pendre le cadavre à une hauteur qu'elle jugeait convenable, vu la longueur de la corde qu'elle tenait entre les mains.
Tout à fait satisfaite de sa besogne, elle ne s'arrêta même pas pour examiner son oeuvre, mais partit immédiatement pour avertir le voisinage du malheur qui venait de la frapper: aussitôt on sut partout que le voisin Seliquist, car c'était le nom du suicidé, s'était pendu. Sa veuve était au désespoir. Tous les voisins la reconduisirent chez elle pour veiller le mort.



Mais grande fut la stupéfaction et la terreur de la fidèle épouse et des villageois, lorsqu'en arrivant à la maison du sinistre, ils trouvèrent le pendu confortablement installé devant la table et se régalant des meilleurs produits de sa cuisine et de sa cave, pour se remettre des émotions éprouvées par le double assassinat qu'il venait de subir.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 16 août 1903.