lundi 28 avril 2014

Tablettes d'un globe-trotter.

Tablettes d'un globe-trotter.


Jeudi. - Le roi est mort: vive le roi! En l'espèce, il s'agit du roi Norodom, décédé à Pnom-Penh (Cambodge), et à qui vient de succéder son coadjuteur, le deuxième roi Lobbarach. On ne sait rien dudit Lobbarach, sinon qu'il est déjà fort âgé, grand père et bon homme. Aussi bien, son rôle est-il des plus simples: il n'a qu'à imiter le monarque défunt et à s'en remettre, comme lui, aux décisions de notre résident supérieur. C'est dans les pays de protectorat surtout que les rois règnent et ne gouvernent pas. La formule s'applique excellemment au Cambodge.
Norodom l'avait compris: Il y gagna d'avoir une vieillesse pacifique, exempte de soucis et d'embarras. Mais ses débuts furent pénibles. Né en 1835, fils aîné du roi Ang-Duang, il est envoyé comme otage à la cour de Siam et y reste jusqu'en 1855, où il est rendu à son père. Ang-Duang meurt en 1870. Norodom lui succède, mais il n'est pas plus tôt sur le trône qu'il en est chassé par son frère Si-Wota. Réfugié chez les Siamois, il signe avec eux un traité qui leur garantit, moyennant qu'ils interviennent en sa faveur et le rétablissent dans ses droits, la possession des cinq provinces du Grand-Lac (Battambang, Angkor, Siem-Reap, Melouprey, Mongkol-Boreo). Si ce traité avait été exécuté, le Cambodge serait tout entier siamois aujourd'hui, et le Cambodge est français. C'est qu'en 1858, la France s'était emparée de Saïgon, en 1861 de Bien-Hoa et de Mytho, en 1860 de Vinh-Long. La même année était constituée notre colonie de Cochinchine. Il n'était pas possible qu'on laissât les Siamois s'établir à notre porte: Le traité du 15 juillet 1867 leur concéda la possession du Battambang et du Siem-Reap, mais plaça tout le reste du Cambodge sous le protectorat français. D'autres conventions intervinrent en 1884, 1886, 1893 et 1896. Cette dernière, passée avec l'Angleterre, reconnaissait comme faisant partie de la zone d'influence française toutes les plaines du Cambodge, au nord et à l'ouest, jusqu'au bassin du Ménan. Ainsi furent constituées, les cinq résidences de France dans l'ancien empire Khmer: Phom-Penh (résidence générale), Kampot, Pursat, Kompong-Thom et Kratieh.
Norodom consentit à tout, accepta tout, contresigna tout. C'était le plus accommodant des monarques. A la liste civile que nous lui servions, le résident général, bon prince, ajoutait chaque année un ballot d'opium et un orgue de barbarie. Il n'en fallait pas davantage pour rendre Norodom heureux. Sur la fin de sa vie, pourtant, il fut pris d'une grande ambition et voulut avoir sa statue devant son palais, sur la place de Pnom Penh. On lui donna satisfaction; on lui permit même, pour la circonstance, de revêtir le costume de général de division. Norodom, coulé en bronze, se crut immortel et passa de vie à trépas quelques mois plus tard.

Mardi - On sait aujourd'hui, comment est mort Crampel. Au cours de sac mission sur le Tchad, M. Auguste Chevalier a acquis la conviction que le vaillant explorateur fut massacré par l'ordre du sultan EL-Snoussi, qui règne à N'Dellé.
"Crampel, raconte M. Chevalier, avait trouvé à Tunis un Touareg, nommé Ischikad. Appréciant son intelligence et le jugeant susceptible de rendre certains services, il l'enrôla dans sa troupe. Or, cet individu n'était qu'un bandit; on a même su depuis qu'il était inculpé dans le massacre de la mission Flatters. Quoi qu'il en soit, Ischikad devint le favori de Crampel qui ne se confiait qu'à lui, et à une jeune négresse paraissant très dévouée et ayant nom Niarinze. La mission arriva sur les entrefaites à N'Dellé. C'est le moment qu'attendait Ischikad qui, repris par son fanatisme de race et assuré désormais de l'impunité, s'étudia à éveiller la jalousie du sultan qu'il réussit à indisposer contre Crampel. La perte de ce dernier fut décidée: El-Snoussi donna lui-même l'ordre du massacre."
On voit, par ce récit, combien était fausse la légende qui voulait que Crampel se fût attiré, par ses exigences et sa cruauté, la haine des indigènes qui l'accompagnaient et qui l'auraient tué dans un but de vengeance. Comme Flatters, comme Morès et tant d'autres, Crampel est tombé victime de sa confiance dans les Touaregs, ces tigres du désert, selon l'expression de M. Auguste Chevalier.

Vendredi - Le pays des bégonias.
Ce pays n'est autre que Gand ou, pour parler d'une façon plus exacte, la banlieue de Gand; Il faut la voir à cette période de l'année? Un de nos confrères du Journal de Bruxelles, encore sous l'émerveillement de ce spectacle, écrit que la beauté des champs de tulipes et de jacinthes des environs de Harlem est de beaucoup dépassée par celle des longues plates-bandes où les horticulteurs gantois cultivent la nouvelle fleur à la mode.
"Féerie incomparable! s'écrie lyriquement notre confrère. Les larges calices pourpres, roses ou neigeux font nappe jusqu'à l'horizon, donnent l'idée d'un royaume de rêve, d'un paradis d'enchantement... La fleur fade, d'un rose froid, que l'on connaissait seule il y a dix ans, s'est changée en une énorme corolle où les tons les plus violents comme les plus doux s'accordent avec une forme somptueuse..."
Sur un point seulement les bégonias n'ont pas changé: c'est dans leur absence de parfum. Et c'est ce qui fait que, malgré tous les perfectionnements des horticulteurs gantois, les bégonias, non plus que les tulipes, ne sont pas encore à la veille de détrôner la rose, voir la simple violette de Parme.

                                                                                                                   Charles Le Goffic.

L'Ouvrier, 25 mai 1904.

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