mardi 22 avril 2014

Singularité des enseignes.

Singularité des enseignes.


Dans un des bulletins des Concours du Musée des Familles, une figure représente un cuisinier assis devant son fourneau où fume un ragoût quelconque; au dessus on voit un large plat.



Cette figure est la reproduction d'une ancienne enseigne en rébus qui se voyait dans le quartier de la Bastille il y a quelque soixante ans et qui doit se lire: Restaurateur à six sous (assis sous) le plat.
Ce spécimen du plaisant esprit de nos pères a de très nombreux analogues dans l'histoire des rues de Paris. Aussi l'un des plus patients et savants colligeurs de curiosités de notre temps, Edouard Fournier, le célèbre auteur du Vieux neuf, de l'Esprit des autres, de Paris démoli, avait-il fait de longues recherches pour publier, sous le titre d'Histoires des enseignes de Paris, un livre que la mort l'a empêché de mettre au jour, mais que son ami, le bibliophile Jacob a pu revoir et faire paraître avant de s'éteindre à son tour.
Dans ce recueil *, le maître chercheur, a qui les curieux devaient déjà tant de révélations intéressantes, a mis en oeuvre ses innombrables matériaux avec l'esprit de méthode qui lui était coutumier; et rien de plus amusant que le voyage fait avec lui de rue en rue, d'époque en époque, à la recherche des fantaisies et des singularités de l'enseigne.
Citons quelques exemples descriptifs et graphiques, pris çà et là dans cette pittoresque galerie.
Il existe à Paris une rue du Cherche-midi, singulière dénomination que bien des gens répètent chaque jour sans en connaître le sens. Ce nom, paraît-il, serait dû à une ancienne enseigne arborée par un artisan ou un commerçant qui tenait à laisser croire que son intention était de restreindre son gain, car si vous ignorez ce que signifie cherche-midi, lisez ce qu'en a dit Ed. Fournier. "Les chercheurs de midi à quatorze heures (on en fit le titre d'un ballet donné à la cour en 1620) étaient de pauvres hères faméliques, en quête du dîner qu'ils ne trouvaient pas à quatorze heures, puisqu'on dînait partout à midi; un roman picaresque d'Oudin, sieur de Préfontaine, nous apprend le véritable rôle d'un cherche-midi



"La grande nécessité où j'estois m'ayant pourvu d'un office de cherche-midi, j'allais parfois en des couvents; mais j'y trouvois petite chance, au moins pour moy, car pour les moynes, ils faisaient une telle chère que, si la fumée de leurs bons morceaux, qui me passoient devant le nez, avoit été rassasiante, cela m'auroit bien nourry."
Ainsi par l'enseigne, nous avons l'historique d'une locution populaire.
Voici l'enseigne en rébus: " Dans le quartier des Halles on avait pu croire, un instant, que le fameux délit de consolation de l'illustre Paul Niquet avait perdu son maître; il n'en est rien, lisez plutôt ce que dit l'enseigne.



Que voyez-vous? Un globe terrestre avec le mot pôle à sa partie inférieure, puis un nid d'oiseaux, un groupe de vaisseaux élevant leurs mâts derrière le quai d'un port, la lettre N, avec apostrophe, devant une haie, des empreintes de pas, et enfin un Maure assis la hache à la main, la pipe à la bouche. Traduction littérale: Pôle nid quai n'haie pas Maure, traduction effective: Paul Niquet n'est pas mort."
Puis l'enseigne proverbe arborée par un barbier. "A vouloir débarbouiller un nègre, on perd son savon," dit-on communément. 



Aussi voyons-nous ici une charmante femme qui, tenant une serviette bien blanche, qu'elle enduit fortement de savon, se dispose à faire disparaître la couche d'ébène répandue sue le jeune Africain qui s'effraie de cette singulière intention.
Temps perdu, madame, temps perdu!....
Puis l'enseigne-calembour d'un restaurant resté célèbre: "Un bœuf drapé dans des oripeaux féminins, sur la tête une capote dont les brides pendent dénouées, plusieurs rangs de perles pour collier. Ce ruminant est, ou fut à la mode" Donc lisez: Au Bœuf à la mode.
Une autre nous conserve le titre d'une pièce jadis en vogue, les deux Gaspards


A voir ces compères face à face attablés, les cartes à la main, les yeux sur les yeux, on a une idée du caractère des deux finauds, amis sans doute jusqu'au débours de la chopine qu'ils vident de compagnie, et que chacun voudrait bien, même par tricherie, mettre sur le compte de son partenaire.
Puis l'enseigne du Roi d'Yvetot, perpétuant à bon droit le chef-d'oeuvre de fine satire qui fut le débat du chansonnier par excellence. 



On dit que la chansonnette, devenue soudain populaire, fut un jour montrée à Napoléon, qui sourit doucement aux transparentes allusions de ce "voisin commode" qui n'avait que le plaisir pour code, "qui ne songeait point" à agrandir ses Etats, "qui se levait tard, se couchait tôt; ne levait de ban que pour tirer quatre fois l'an au blanc". L'aigle de Corse ne se doutait guère alors que le malicieux inconnu devait être un jour le plus puissant artisan de la grande légende impériale.
Voyez, le voilà bien ce bon roi:

                                                      Qui faisait ses quatre repas
                                                      Dans son palais de chaume.
                                                      Et, sur un âne, pas à pas,
                                                      Parcourait son royaume,
                                                      Et, couronné par Jeanneton
                                                      S'un simple bonnet de coton,
                                                                     Dit-on
                                                      Oh! Oh! Oh! Ah! Ah! Ah!
                                                      Quel bon petit roi c'était là!
                                                                     Ah! ah!

Puis l'enseigne, que l'on croit pouvoir attribuer à de grands maîtres, qui les peignirent, soit à leurs débuts, dans un jour de détresse, soit en pleine réputation pour rendre service à un ami, comme par exemple celle que Gersaint, le marchand de tableaux, avait obtenue de Watteau, ou celle de Maître Albert, encore existante, mais presque effacée, que l'on attribue à Eugène Delacroix.




Et celles-ci, et celles là. Arrêtons-nous, car nous irions trop loin avec le guide que nous avons pris. Avant de le quitter, toutefois, puisque l'ingratitude est l'indépendance du cœur, adressons-lui le reproche de n'avoir pas ouvert dans son livre la série des enseignes d'erronées, dont l'autre jour nous avons rencontré un assez singulier exemple.
Il y a maintenant à Paris un boulevard de Port-Royal, ainsi nommé en souvenir de la fameuse maison dont chacun sait la très pieuse, mais quelque peu bruyante histoire. Port-Royal de Paris dérivait de Port-Royal des champs, ancienne abbaye de la vallée de Chevreuse, qui devait ce nom à cela que Philippe-Auguste, s'étant arrêté, un jour de chasse, au bord d'un étang, trouva le site charmant et résolut d'y bâtir un monastère qu'il appela Port-Royal. Port devait être entendu en ce cas comme repos, ou lieu de repos.
Or, comme l'idée de port, dans son acceptation positive actuelle, éveille l'idée de mer, et que l'idée de mer éveille l'idée de navires, et que l'idée de navires éveille l'idée de flotte, il s'en est suivi qu'un brave commerçant en liquides n'a rien vu de mieux, pour illustrer les régions où il a planté son comptoir d'étain, que d'arborer une peinture maritime, assez bien réussie d'ailleurs, avec cette inscription: A la flotte du Port-Royal.
Mânes de la mère Angélique, de Pascal et de Sacy, que vous semble de cette idée?...

                                                                                                                        E. M.

Musée des Familles, lectures du soir, 2ème semestre 1885.


*Un vol., librairie Dentu.

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