mardi 1 avril 2014

Les petites javanaises.

Les petites javanaises.





Je ne sais plus où j'ai lu que la dernière, la suprême des débauches, la seule capable de satisfaire, après le vin, la femme et le jeu, c'était les voyages. Sincèrement, je le crois. Tous, plus ou moins, nous avons en nous un mystérieux amour du lointain, naturel et instinctif, n'ayant rien de commun avec ces goûts souvent artificiels que nous inculque l'éducation; et ce désir, cet appétit d'ailleurs est si puissant dans sa délicate impressionnabilité, qu'il suffit à toute minute d'un mot, d'un geste, d'un regard pour l'éveiller, le déchaîner, l'exaspérer jusqu'au regret, jusqu'à la souffrance aiguë. Le manteau rouge du spahi qui passe m'emporte au Sahara dans ses plis, et au Jardin d'Acclimatation, devant certains animaux ou certaines plantes de l'Inde, j'ai des nostalgies de Cinghalais, à pleurer comme si j'entendais chanter le ranz des éléphants... Je songeais encore à cela, pas plus tard que la semaine dernière, flânant dans le Kampong de l'Esplanade des Invalides. Suggestion miraculeuse des mots! Ils sont quelque chose "les mots", quoiqu'en dise avec ennui le prince de Danemark, le pâle don Juan de la Folie, et celui-ci entre autres: Java contient beaucoup dans ses deux syllabes sanguinaires. Dût-on m'accuser d'imagination complaisante, j'y vois l'Asie dans ce Java, j'y vois des caresses félines, des écailles rampantes, des échines de petites panthères et des hanches de petites femmes, d'étranges toiles peintes et des fleurs qui déconcertent; il y a en lui un je ne sais quoi de musclé, de noir, de tapi, de perfide et de ramassé que je sens à un point tel que c'est pur enfantillage de vouloir même essayer de l'exprimer et que je ne continuerai pas.


Tout le monde l'a déjà visité, le kampong javanais, avec ses petites cases de bambou alignées les unes à côté des autres, au pied desquelles les femmes de Djokja font le batik, l'étoffe d'un dessin si curieux, employée à l'habillement des indigènes, tandis que d'autres, du bout de leurs fins doigts de momie brune, tressent de blancs, de frais chapeaux de paille de riz; néanmoins, laissez-moi vous en parler quelques lignes encore, de ce petit coin de la Sonde apporté au milieu de nous, sur les bords de la Seine sans navigation, à quelques pas du tombeau de l'Empereur Premier, qui voit peut être avec une stupeur humiliée le Champ de Mars, la galerie des Machines, la Tour Eiffel, toutes les platoniques et nobles victoires de cette grande guerre de la Paix!



Les danseuses du kampong sont sa merveille. Elles sont quatre, comme les mousquetaires de Dumas et les sergents de la Rochelle. Regardez-les, assises sur l'estrade, les pieds nus posés sur les barreaux de leur chaise, les menottes allongées sur les genoux, le buste haut et libre, droites et minces telles que des gamines hiératiques. Celle de droite, la plus svelte, qui a de pudiques paupières et la joue d'un safran plus pâle et plus blafard que celles de ses camarades, c'est Wakiem, toute jeune: douze ans. Celle de gauche, à l’œil de jais éclatant comme l’œil d'un oiseau, à la lèvre de pourpre, c'est la plus âgée, la douairière: seize ans, Taminah, très gavroche, une Javanaise de Gyp, la seule, paraît-il, qui ait aimé, là-bas, dans son pays. Les deux autres, celles du milieu: Sariem, quatorze ans, et Soekia, treize ans sont les deux soeurs; et autant Wakiem et Taminah sont espiègles et joueuses, autant celles-ci sont graves et réfléchies. tandis que les autres, volontiers, pouffent de rire en montrant leurs dents laquées et leurs gencives saignantes de bétel, Sariem et Soekia, comme de raisonnables petites personnes, très sensées, regardent décemment autour d'elles, se permettant tout au plus de temps à autre un tranquille sourire, un sourire de portrait. Elles viennent de bien loin, ces fillettes, de Djogjakarta (et songer que je n'irai jamais!). Elles dansaient avant de franchir les mers sur de grands bateaux, à la cour de l'empereur de Solo, où sont restées, en soupirant, leurs camarades au nombre d'une trentaine, qu'elles retrouveront après l'Exposition, auxquelles très certainement elles feront de superbes récits, un peu exagérés, de tout ce qu'elles auront vu. Et tout ce petit monde du corps de ballet impérial rêvera longtemps de Paris la nuit, derrière les moustiquaires inertes.
En vérité, j'aimerais assez, en tant que la chose fût faisable, être empereur de Solo. Ce trône me paraît une sinécure, et je crois que je me résignerais facilement à passer au Kraton le reste de ma vie, à la condition de pouvoir, quand il me plairait, me donner pour moi seul, le jour, mais surtout la nuit, à la clarté des lampes, ces beaux divertissements sacrés, que je m'imagine réglés au son des clochettes par Gustave Moreau. Rien n'est plus délicieux que la danse énigmatique de ces jolis prêtresses aux pieds nus, à la tête filigranée d'or. 



Aux sons d'un orchestre étrange, aux harmonieux glouglous, et qu'on dirait aquatique ou joué au fond d'une grotte, elles saluent et s'avancent avec une infinie douceur, à pas lents, rasant le plancher de leur orteil, ayant de frissonnantes petites mines de baigneuses qui n'osent entrer dans la rivière; tantôt elles se croisent en se frôlant, tantôt c'est une promenade circulaire, toujours lente, grave, si j'osais je dirais pensive;
pas un pli de leur immobile visage ne bouge; seules, au bout des poignets qu'enserrent de larges bracelet de pierreries vertes, leurs petites mains tournent sans cesse dans un virement plein de grâce, chassant parfois à droite et à gauche les bouts flottants de la molle écharpe qui leur ceint le bas des reins; leur jeune et ferme poitrine soulève le velours et les pendeloques d'or qui la recouvrent, et, à les voir ainsi, marcher, glisser, passer, repasser, si sérieuses dans leur exquis et interminable manège, aux accords du gendèr, du djenlong et du panderroes, on a la savoureuse impression d'un menuet d'Asie dansé par de petites grandes dames malaises, sous l’œil despotique et blasé d'un Louis XV de race jaune.
Quand j'y réfléchis, je me demande comment il se fait qu'aucune de ces fillettes n'ait déjà été enlevé par un prodigieux dandy, un raffiné d'exotisme, ou quelque Alcibiade à monocle de notre décadence. Oh! quel spécial et fin plaisir c'eût été pour lui de promener dans sa voiture le petit être étrange, de le placer à l'Opéra, le vendredi, sur le devant d'une loge, avec des orchidées dans les cheveux, ou d'entrer le soir dans quelque bon cabaret de nuit, en la tenant par la main avec autant de calme orgueil que s'il avait au bras une princesse de Prony street! Malheureusement, tout cela ne se réalisera point, et nos viveurs ne savent point vivre. Tant pis pour eux.



A d'autres heures qu'à celles de la danse, j'ai pris plaisir à les observer, les petites Javanaises, avant de se casquer du tekes, assises sur le palier des cases de bois, elles peignent et huilent avec de précieux ronds de bras et de jolies pointes de coudes, leurs cheveux noirs comme le poil des panthères natales. 


La toilette de ces poupées exotiques est longue, minutieuse et savante, aussi compliquée que celle de nos Célimènes. Elles ont des sourires d'actrice dans la glace où elles se mirent, et des grâces de courtisane érudite en se maquillant: le miroir est international, il n'a point de patrie. A la fois chastes et perverses, enfants faites femmes, avec leurs épaules nues d'un irritant modelé, leurs soies, leurs broderies, leurs bijoux d'or, bruts et somptueux, elles appellent la caresse, mais une caresse toute désintéressée, qui ne satisfait que la main, une caresse nonchalante et qui ne pense pas à mal, comme on se sent attiré à en distribuer aux charmantes bêtes, de sympathique pelage; 




et, de fait, ces demi-femmes ne me semblent pas autre chose que de délicieux animaux sacrés; sans doute, elles doivent avoir une âme, mais leur âme n'est pas en elles, non, elle est au creux de leurs bambous si doucement sonores, et c'est seulement quand retentit la molle et troublante musique de lune  que cette âme assoupie des mignonnes s'éveille, tressaille, et revient alors en elles pour les animer, les transfigurer, leur inspirer le geste, l'attitude, le pas divin. Et l'âme les quitte après qu'elles ont dansé.

Retournez donc visiter le kampong de l'île de Java, vous en reviendrez chaque fois plus charmés et plus tristes, avec un sentiment de pitié mélancolique pour ces quatre petites que dévisage et abrutit, du matin au soir, la banale curiosité d'un peuple. 



Les rapins les peignent, les calicots leur disent des ordures, les vieilles dames en ont peur, les jeunes les touchent du bout de leur ombrelle, les enfants leur sourient, et les prêtres leur glissent discrètement des médailles bénites qui s'en iront, pendues à leur cou, là-bas, chez l'empereur de Solo. Et puis, dans six mois, elles repartiront pour Djogjakarta avec de la monnaie blanche dans une poire de terre cuite; elles danseront encore quelque temps à la Cour, elles se marieront avec un petit homme, et, plus tard, quand elles seront de vieilles gamines, les dents noires  et ridées à quarante ans comme des septuagénaires, elles seront cependant l'objet d'une grande considération, et on dira en se les montrant: "Elles autrefois Paris... la France... "

                                                                                                              Henri Lavedan.

Revue Illustrée, Juin 1889-Décembre 1889.

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