vendredi 4 avril 2014

La hutte du Peau-Rouge.

La hutte du Peau-Rouge.


Dans l'histoire de l'habitation humaine, figurée à l'Exposition universelle par la reproduction de divers spécimens de constructions de tous les temps et de tous les pays, la hutte du Peau-Rouge avait sa place indiquée.
En préciser le type était difficile: M. Garnier a pris "une moyenne". La hutte s'éloigne de la tente conique de l'Indien chasseur et pillard, Comanche ou Sioux, de l'Indien qui se présente à l'esprit de tous ceux qui ont lu les romans de Fenimore Cooper et de Gustave Aymard, avec ses yeux noirs et brillants, ses pommettes saillantes, sa tête empanachée, son visage peinturluré, son vêtement de peaux, ses ajustements de plumes, ses colliers, ses flèches, sa lance; de l'Indien qui passe sa vie à cheval.
Celui-là, exaspéré par la conquête blanche, dérobe ses larcins dans une tente facile à déplacer et à transporter: des perches fixés à la base par des piquets, soutiennent une enveloppe de peaux de bison; une ouverture, à laquelle deux oreilles mobiles servent d'abat-vent, est ménagée au sommet et donne une issue à la fumée du foyer, placé au milieu.
Cet abri est devenu un repaire; et bien que la tente se présente sous des dehors pittoresques, agrémentée qu'elle est de peintures représentant des guerriers fumant le calumet, des scènes de combats singuliers, des chevaux, des chiens; entourée de flèches, de boucliers de cuir et de lances ornées de plumes aux brillantes couleurs, elle acquiert aussi un caractère d'effrayante sauvagerie par les scalps disposés tout autour en hideux trophées: un touriste a vu une magnifique chevelure blonde de femme flottant au bout d'une longue perche, auprès de la principale tente d'un campement de Comanches. Autour de ces tentes, il n'est pas rare de remarquer dans le sable l'empreinte de bottines d'enfants blancs, ravis aux colons, et amenés là pour subir la plus odieuse des captivités.
Ce n'est point là l'habitation que M. Garnier a voulu nous montrer. D'autre part, à l'autre extrémité du monde "rouge", chez les débris des plus nobles tribus d'autrefois, la transformation était trop complète. On trouve encore des Chaunies et des Delawares sur les mornes du Missouri, les premiers près de Wyandotte au confluent de la rivière Kansas, les seconds à six ou sept kilomètres du fort Leavenworth; les uns et les autres sont comparativement civilisés. Les Chaunies de Wyandotte, très mêlés avec des métis, ont au milieu d'eux des groupes à peu près blancs; non seulement les Chaunies cultivent le sol, mais encore ils tiennent des boutiques, des banques, prêtent en douceur à soixante pour cent, en un mot pratiquent tous nos arts libéraux. Leur chef, qui s'est enrichi, a pris le nom d'Amstrong; il rendrait des points aux marchands les plus rusés de New-York.
Chez des Peaux-Rouges, plus de têtes emplumées, plus de visages peints coupés de grandes balafres rouges, blanches; plus de poitrines zébrées d'ocre jaune et de noir. Les principaux d'entre-eux passent une chemise, revêtent l'habit européen, savent faire un nœud de cravate; ils ne gardent guère de la race que les longues crinières flottant sur les épaules, ce qui leur donne l'air de ces marchands de pommade à la graisse d'ours pour faire pousser les cheveux, que tout Parisien a admiré dans les rue où l'on pave.
La hutte qui figure dans l'histoire de l'habitation humaine, tient le milieu entre la tente et le comptoir naissant. C'est celle des Peaux-Rouges du nord-est de la Prairie, des deux versants des Montagnes Rocheuses, des Sioux, des Pieds-Noirs, des Gros-Ventres du Dacotah et du Montana, de beaucoup d'autres indiens encore, de tous ceux enfin de ces fils des vastes espaces qui se sentent vaincus, humiliés par la civilisation, obligés de renier les idées de leurs pères, leur ancien prestige, de mépriser leur histoire, les hauts faits de leurs ancêtres.
Privés de leur antique liberté de parcours, ils ont renoncé à la tente; quelques uns ont même renoncé à la chasse depuis que les troupeaux de bisons effarouchés par les trains de chemin de fer qui traversent l'Amérique de New-York à San Fransisco, se sont dispersés dans la direction des possessions britanniques, lesquelles s'étendent jusqu'à la mer Glaciale. En abandonnant la vie aventureuse et nomade pour laquelle ils étaient nés, ils se sont résignés à cultiver le maïs et quelques légumes, dans les terrains fertiles qui bordent le Missouri.
Leur hutte représente le dernier retranchement du sauvage, forcé dans ses retraites successives.
C'est la hutte du Peau-Rouge découragé et désorienté, prêt à émigrer au Canada, comme l'ont fait nombre de Sioux, allant rejoindre l'héroïque Sitting-Bull, pour se soustraire à la domination du "Grand-Père" (le président des Etats-Unis), avec l'espoir d'être plus heureux sous la "mère blanche" (la reine Victoria); du Peau-Rouge qui envisage comme une inévitable nécessité d'avoir à se cantonner un jour ou l'autre dans ce Territoire indien que lui réservent les Yankees, et où déjà se sont "assis" Creeks et Cherokès, Chactaws et Osages.
C'est encore celle du Peau-Rouge qui s'achemine, non sans répugnance, vers les établissements qui naissent chaque jour le long des voies ferrées, autour des gares, établies d'abord en plein désert, de ces chemins de fer dont il a empêché la création, dont il arrêtait les trains, harcelait de ses flèches les mécaniciens, et qui maintenant le transportent gratis, à la condition qu'il se tienne sur les marchepieds courants, ou, s'il veut dormir, qu'il s'accroche aux chaines de tirage. Mince compensation a tout ce qu'il a perdu.
Composée d'une charpente en bois, revêtue d'un entrelacis de branche de saules, cette hutte est couverte, au dessus, d'une couche d'argile et de graviers d'un ou deux pieds d'épaisseur. Parfois, elle est assez grande pour permettre à toute la maisonnée, les chiens compris, de se percher sur le toit de torchis devenu très vite suffisamment dur. Le sauvage y passe de longues heures dans un quiétude voisine de la torpeur.
Des fétiches, formés de diverses manières l'entourent, ou sont plantés dessus en guise de dieux protecteurs du foyer. C'est parfois au bout d'une perche, une grossière ébauche de tête piquée de plumes; un semblant de corps est enveloppé d'une loque, mise en lambeaux par tous les vents du ciel.
Cette humble habitation des derniers Peaux-Rouges, est un peu partout, entre les Grands lacs de l'est et les Montagnes Rocheuses. A l'exemple de M. Garnier, nous généraliserons.
Chez les Apaches, un jeune guerrier qui veut s'établir va attacher son cheval devant la demeure de celle qu'il a distinguée. Si la sauvage fille le paye de retour, elle détache le cheval, le mène à l'abreuvoir, lui donne à manger et le ramène devant le logis du prétendant. Voilà le rayon lumineux; mais à côté que d'ombres au tableau!
De lamentables existences s'y écoulent dans cette hutte du Peau-Rouge, de sombres drames s'y déroulent. Dans ce wigwam transformé, la femme, laide, petite, à la figure plate, aux jambes arquées demeure la misérable squaw traitée en esclave par son seigneur et époux; travaillant pour lui, étrillant son cheval, remuant la terre, allant couper le bois et puiser l'eau, tannant les peaux de bêtes qu'il tue ou qu'il achète à d'autres Peaux-Rouges encore chasseurs, pour les revendre au plus prochain marché.
C'est encore la malheureuse squaw, faisant office de bête de somme, qui porte sur son dos ces objets d'échange, et rapporte l'eau-de-vie que l'Indien boira jusqu'à s’enivrer. Quant à lui, il ne descend de cheval que pour s'emparer de l'argent et courir à la baraque de peinture, voisine dans tout village de la Prairie du cabaret où se débitent les liqueurs fortes, pour y acquérir les céruses et les ocres dont il aime toujours à se maquiller.
Et quand il a bu, ce maître si dur, il s'emporte contre son infortuné moitié, il la frappe brutalement, il la traîne au dehors par les cheveux, lui laisse passer la nuit sur le seuil, accroupie comme un chien fouetté.



Toutes les violences, il se les permet. Aigri par son sort, ne trouvant plus sur le sentier de la guerre et des représailles sanglantes, dans les scènes du poteau de torture, un aliment pour ses appétits primitifs, c'est chez lui que ce Peau-Rouge dégénéré exerce sa cruauté sur ceux qui l'entourent. Un Indien assez peu courageux pour scalper un ennemi endormi, est assurément assez brave pour battre et assommer une femme...
Qu'il tue la sienne et, loin des établissements des blancs, personne ne le saura; ce sera impunément; car ceux de sa race estime qu'il en a le droit, et nul ne le dénoncera...
Le manque de vivres est souvent la cause de scènes révoltantes. La faim est mauvaise conseillère, et que de fois elle s'est assise à ce triste foyer!
Une de ces scènes entre mille: pénétrons dans une hutte située au pied d'un des contreforts orientaux des Montagnes Rocheuses.
Patte-d'Ours ou Estomac-de-Chien ne se soutient depuis plusieurs jours qu'en fumant le restant de son tabac et en épuisant les dernières gouttes de la jarre à eau-de-vie; sa femme et sa fille n'ont plus rien à manger. Inutile de s'adresser à de moins mal partagés dans le voisinage: chez le Peau-Rouge, Dos-Gras meurt de faim à côté de Veau-en-Démence regorgeant de vivres. L'hiver dernier c'était le contraire: à chacun son tour, c'est la justice...
Donc, Patte-d'Ours a beau se serrer le ventre, il n'en peut plus. Le sol est couvert de neige, les élans et les antilopes se dérobent aux chasseurs les plus habiles, et il est vieux: la faim est décidément toujours dans son wigwam.
Qui mettra fin à ce supplice? Ah! ce n'était pas ainsi jadis, lorsque Pied-de-Castor, son fils, le plus adroit chasseur de sa nation, parcourait armé les Montagnes Noires, mais il n'est pas revenu, il a été tué près de Cheyenne, en guerroyant contre les troupes fédérales, alors que les Peaux-Rouges faisaient encore obstacle à l'exploitation du chemin de fer... Depuis sa mort, il est né une fille, à Patte-d'Ours d'une troisième, peut-être d'une quatrième épouse; mais à quoi lui est-elle bonne cette Peau-d'Hermine?
A quoi? avec un peu d'habilité, et l'occasion aidant!
Au moment où il achève sa dernière pipe et ses réflexions cruelles, le village s'emplit d'éclats de voix. Il y en a un en visite ici, de la tribu des Pieds-Noirs ou des Nez-Percés, qui mène grand bruit, drapé dans sa couverture de laine, don de l'administration yankee, coiffé d'une sorte de bolivar; il doit avoir des dollars dans sa ceinture. Que dit-on? Renard-Boiteux cherche une femme... , il y mettra le prix, c'est l'abondance au logis, et le sort de Peau-d'Hermine assuré pour bien ses soleils.
A quelques exclamations, la squaw a deviné la pensée de son maître; elle a pâli son son hâle; mais déjà sur un signe amical le Renard-Boiteux entre dans la hutte. Une belle tête, un nez d'aigle, des cheveux tombant jusqu'aux omoplates; il a gardé de la race un air de férocité peu ordinaire, tempéré, il est vrai, par un sourire railleur...
Il a vu, il a marchandé, il a payé. Dix dollars, c'est un marché avantageux pour lui. Où demeure-t-il? Oh! très loin, de l'autre côté des Montagnes Rocheuses; il les a franchies dans la wagon aux bagages sans s'occuper de la distance puisqu'on ne lui réclamait rien... , de même il emmènera sa jeune femme dans son wigwam... , où il y en a une autre, vieille, mais pleine d'expérience, qui lui apprendra à travailler.
Peau-d'Hermine pleure, sa mère pleure. Le Renard-Boiteux tire de dessous de sa couverture une bouteille de tafia et Patte-d'Ours lui fait raison. C'est la conclusion et l'adieu: le chemin de fer n'attend pas, et il y a une bonne trotte pour le rattraper sans courir.
- Allons, en route! Et pas de larmes inutiles...
Bon pour la squaw de pleurer... c'est sans doute parce qu'elle craint d'avoir tout l'ouvrage à faire. Quant à Patte-d'Ours, il ne s'attendrit pas comme feraient des Delawares "qui sont des femmes"; loin de là: il a cédé sa fille sans plus d'émotion que s'il eût vendu un cheval ou un chien.
Debout devant sa porte, en blouse grise, produit de la civilisation, un mouchoir de cotonnade serré autour de la tête, avec des plumes obligées, il suppute combien de boujarons d'eau-de-vie il lui sera permis d'ingurgiter avec les dix dollars reçus, déduction faite du biscuit indispensable et des viandes salées dont il a été trop privé.
Et la jeune Indienne suit son maître, humblement, derrière lui, sans oser se retourner pour jeter un dernier regard sur ce père au cœur si dur, sur cette mère dont la douleur réelle, mais dissimulée, sera fugitive, sur cette hutte qui a abrité son enfance. Elle va, livrée à tous les hasards... Dès qu'elle a dépassé le seuil d'un habitation étrangère, la fille Indienne est à jamais perdue pour la tribu.
C'est le comble de la misère et de la dégradation.
Quelques mots encore sur l'histoire de l'habitation humaine chez les indigènes de l'Amérique. Si l'on avait voulu donner une place à chaque genre de demeure des Peaux-Rouges, en ne parlant que des Indiens de l'Amérique du Nord, cette partie de l'Exposition eût tout envahi. Il aurait fallu montrer la tente conique de l'extrême Far-West. Plus à l'ouest encore, la hutte de terre des Peaux-Rouges de la vallée du Sacramento, qui prend la forme d'une meule de foin. Une ouverture ménagée au sommet pour le passage de la fumée, sert aussi d'huis pour l'habitant. On y accède par un escalier creusé au dehors, dans la paroi même du primitif édicule.
La hutte du Mohave est le plus souvent adossée à des buttes de terre ou basses collines creusées en partie; devant la porte s'étend un large toit soutenu par de solides poteaux et constituant une sorte de vestibule.
Certains Indiens de la Californie habitent des retraites de branchages, qu'ils recouvrent de motte de terre quand vient la mauvaise saison. Les malheureux Shoshones, ou Indiens Serpents de la Nevada et de l'Utah, vivent l'hiver entier enfouis dans de véritables terriers où le sommeil leur tient lieu de nourriture. Quand ils en sortent au printemps, ils ne marchent plus, comme l'homme, ils rampent; ils n'ont plus que la peau et les os et peuvent à peine se mouvoir.
Voilà des habitations, des refuges... Mais que dire des Indiens Castors échelonnés le long de la rivière de la Paix, qui n'ont aucun abri dans une région très froide de l'Amérique britannique! Ils possèdent des peaux, mais ils reculent devant le travail à faire pour les coudre ensemble; comme pour le vêtement, du reste; de sorte qu'ils passent les longues nuits d'un hiver presque polaire à peu près nus, couchés autour d'un maigre feu, à demi grillés d'un côté, gelés de l'autre.
Tous les Peaux-Rouges, on le voit, n'ont même pas une hutte.

                                                                                                          Constant Améro.

Journal des Voyages, dimanche 5 mai 1889.

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