mardi 8 avril 2014

Au Fort Chabrol.

Au Fort Chabrol.


Le cas de M. Guérin est certes beaucoup moins extraordinaire que celui du maître Guérin d'About; mais il est aussi, incontestablement, beaucoup moins amusant pour tout le monde: pour le gouvernement, pour le rebelle, pour les sergents de ville, pour les gardes municipaux, et même pour les journalistes qui auront passé quelques nuits blanches. Privilège du coupe-file!
Qui m'eût dit, il y a six mois seulement, que je serais condamné à contempler pendant des jours et des nuits les volets d'une maison derrière lesquels il ne se passait rien... , ou presque rien; mais il pouvait s'y passer quelque chose; et c'est ce quelque chose que nous attendions.



Les détails les plus terrifiants nous avaient été donnés sur les munitions de la forteresse.
Nous nous imaginions l'état d'énervement extraordinaire dans lequel se trouvait forcément tous ces "enfermés" toujours sur le qui-vive, guettant la mort, et pleins de terreur sans doute, à la pensée qu'il faudrait peut être tuer des soldats français, tombant de fatigue, par moments, s'étendant dans leurs hamacs, avec l'espoir de s'endormir, puis se levant brusquement au moindre bruit venant du dehors.



Cependant les volets s'entr'ouvrent et le large buste de Jules Guérin, la figure énergique et le chapeau antijuif apparaissent.
Les bras croisés sur l'appui de la fenêtre, le héros du blocus tapote de sa main droite, extrêmement fébrile, la manche de son bras gauche. Il attend toujours, il fait bonne garde. Quelque uns de ses camarades veillent aussi, sur le toit. L'idée nous vient alors que du haut des échafaudages de la maison en constructions qui fait le coin de la rue d'Hauteville, face au fort Chabrol, un photographe ou un dessinateur pourrait prendre des vues curieuses.
Se mettre en quête du commissaire de police, lui demander l'autorisation nécessaire, grimper sur les échafaudages et braquer un appareil sur le toit d'en face, tout cela se fait en moins de cinq minutes.



Précisément au moment où nous arrivons, M. Spiard de l'Antijuif, qui actuellement le lieutenant de M. Jules Guérin, et qui est plus spécialement chargé de surveiller les environs, arrive sur le toit et nous aperçoit.



D'abord il fronce les sourcils, car il nous prend pour quelques mouchards, puis nous reconnaissant, il nous souhaite le bonjour.
Je remarque combien son visage est pâle et combien ses yeux sont brillants. Au son de sa voix, toute tremblante, je sens l'extraordinaire abattement et, en même temps, la farouche décision de cet homme.
Et ce n'est que le vendredi, c'est à dire le cinquième jour.
Notre camarade prend son instantané et nous nous apprêtons à regagner la terre.
- Au revoir, crions-nous à Spiard.
- Non, mes amis, nous crie-t-il à son tour, d'une voix vibrante, pas au revoir, adieu!
Ah! oui, cet homme-là, (et pourquoi pas ses camarades aussi) a pris héroïquement son parti, et il est arrivé à regarder la mort en face.


*****

Le jeudi soir, vers huit heures, tandis que nous stationnions, fatigués et mornes, devant le Grand-Occident, un brouhaha significatif vient du boulevard Magenta.
Nous courons de ce côté, et nous arrivons au boulevard, noir de monde, au moment où les Secouristes Français amènent à leur poste de la Ferme Saint-Lazare trois manifestants qui ont été blessés dans une bagarre.




Au milieu d'une cohue indescriptible, Carrier, avec un merveilleux sang-froid, prend son croquis.

*****

Les confrères sont toujours groupés devant la maison: ils ne savent pas plus qu'il y a deux jours, ce qui sera décidé. Ils parlent couramment de l'assaut, mais ils ignorent s'il aura lieu et qui le donnera.





Pendants plusieurs jours encore et plusieurs nuits (oh! combien longues) et il leur faudra "veiller au grain".
Déjà les rangs de la petite foule  privilégiée se sont éclaircis; la nuit surtout, nous devenons de plus en plus rares.
La situation se prolonge trop, et l'énervement qui anime les enfermés commence à passer parmi nous.
Le vendredi, vers cinq heures de l'après-midi, nous apprenons que le gouvernement, dans un conseil de cabinet, vient de décider de ne pas employer la force, d'empêcher Jules Guérin et ses compagnons de communiquer avec le dehors et de dissiper tous les attroupements aussitôt formés.



C'est la réduction par la famine.
Je passe sous silence tous les commentaires qui se croisent alors et qui ne nous intéressent pas.




Quelques journalistes lâchent la partie; d'autres pour calmer leurs nerfs font une petite promenade à travers tout le quartier, visitent les barrages, jettent un coup d’œil au poste de police de la ciré d'Hauteville, et contemplent les agents et les gardes municipaux qui attendent, assis sur d'énormes caisses d'emballage, l'ordre de charger... ou de décamper.




*****

La soirée du vendredi est mouvementée; quelques incidents viennent couper la monotonie de cette morne attente.
MM. Stevens et le prince Hélie de Sagan sont venus, après leur dîner, rendre visite à M. Guérin; il y a déjà trois quarts d'heure qu'ils sont entrés au Grand-Occident, et la foule commence à se demander s'ils ne vont pas demeurer enfermés, eux aussi; tout à coup un bruit retentit.
Aux pieds des agents de la sûreté qui gardent jalousement la porte de la maison, tombe, au milieu des tuiles, un gros paquet enveloppé dans un journal.
Comme bien on pense, le colis est immédiatement ramassé et porté au commissariat; le paquet contient un superbe gigot d'une dizaine de livres: il a été lancé des maisons voisines, et tout porte à croire qu'il était destiné, non pas aux agents, mais aux assiégés.
Cinq minutes après cet incident, un morceau de viande assez respectable, mais non empaqueté, tombe du ciel au milieu de la chaussée.
Il partage le sort de son confrère et est emmené au poste.
Ibidem un peu après, d'une boite de poudre de viande et d'un pain.
Jules Guérin, qui, de sa fenêtre, vient d'assister à la scène, écarte brusquement les volets, et, en proie à la plus grande colère, apostrophe violemment la police.
- Mangez- le donc, notre pain, s'écria-t-il, mangez le donc.
"Ils nous prennent notre pain! A des Prussiens, ils le laisseraient!... Ils le retirent à des Français!".
Dès ce moment la rue devient houleuse; des altercations se produisent, et la police est obligée d'intervenir.



Depuis lors, on a établi un blocus rigoureux mais l'avis unanime des assistants qui ont conservé leur sang froid est néanmoins qu'il est grand temps qu'une solution pratique intervienne.

                                                                                                                  Paul Darzac.

La vie illustrée, 24 août 1889.

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