samedi 1 mars 2014

Un fameux tireur.

Un fameux tireur.


Je vous parle d'il y a trente ans.
A cette époque, le jeune M. Jaboin suivait les grandes chasses, à Compiègne, à Fontainebleau, à Rambouillet.
Mais, détail curieux,  si giboyeuses que fussent les forêts où M. Jaboin était admis, il ne parvint jamais à tuer le moindre gibier.
Par exemple, il lui arriva de blesser des gardes, et maints invités, parfois, hélas! de façon mortelle.
Il tua aussi beaucoup de chiens, deux chevaux et une vache laitière.
Sans qu'il sût pourquoi, on l'invita de moins en moins.
On finit même par le tenir à l'écart d'une façon un peu systématique.
- Il y a certainement une raison politique là-dessous, pensa-t-il, bien qu'il n'eût jamais fait de politique. Quand la guerre fut déclarée, M. Jaboin s'engagea.
Dès le début des hostilités, il eut l'occasion de prendre part à un petit fait d'armes.
Il était parti chercher des vivres avec un autre homme et un sergent.
Les trois hommes pensaient bien ne pas faire de mauvaises rencontres. Aussi, afin de pouvoir se charger de beaucoup de vivres, n'avaient-ils emporté qu'un fusil et une seule cartouche. 
Comme ils longeaient une route, ils virent un nuage de poussière qui se formait au bout de la route.
C'était un cavalier ennemi qui s'avançait au petit galop.
- Nous allons nous dissimuler derrière ce bouquet d'arbres, dit le sergent.
"Il y a-t-il un bon tireur pour nous dégoter ce particulier-là?"
M. Jaboin s'avança, modeste.
- Je suis un assez bon fusil, dit-il. J'ai beaucoup suivi les chasses.
- Eh bien, prends-moi ce flingot, dit le sergent, et tâche de t'en servir.
M. Jaboin tremblait un peu. Il avait "descendu" d'autres individus dans sa carrière de chasseur, mais maintenant il s'agissait de le faire exprès, allait-il aussi bien réussir?
L'homme n'était qu'à trente pas.
- Feu!, fit le sergent.
M. Jaboin tira.
L'homme regarda de leur côté, piqua des deux, et s'éloigna à une allure rapide.
Mais du poil avait volé, et quelque chose de jaune, à vingt pas du cavalier, avait roulé près de la route.
M. Jaboin venait de tuer son premier lièvre.

                                                                                                                Tristan Bernard.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 4 février 1906.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire